La navigation hypermédia : un défi pour la formation à distance

Claire Bélisle

VOL. 14, No. 1, 39-62

Résumé

Le développement de la technologie hypermédia sur le Web, particulièrement dans les ressources pédagogiques, a fait de la navigation une pratique incontournable en formation à distance. Malgré cette omniprésence, la navigation reste plus problématique que réellement facilitante dans le rapport à l’information. Des solutions existent, sous la forme de guides ou de représentations graphiques des sites ou domaines, mais elles ne sont valables que pour des espaces hypermédias fermés. Prenant en compte les difficultés repérées dans l’espace ouvert qu’est le Web, les recherches se sont orientées vers des navigateurs permettant une représentation graphique de la navigation en cours. Une approche constructiviste de la navigation a pu ainsi être mise en œuvre avec Nestor, un navigateur qui permet la visualisation synchrone et la restructuration, sous la forme de cartes graphiques interactives, de l’expérience personnelle de navigation dans un contexte d’apprentissage. La navigation devient alors une activité de méta-lecture facilitant une maîtrise réflexive de l’information.

Abstract

The development of hypermedia technology on the Web, and specifically in the field of learning resources, has made navigation an essential practice in distance education. Despite its pervasiveness, in terms of dealing with information, navigation remains more of a problem than a true enhancement. Existing solutions in the form of guided tours or graphic representations of sites or information domains can only work in closed hypermedia corpuses. Taking into account the problems of open information spaces such as the Web, research is now focused on navigators providing graphical representations of ongoing navigational activity. Proposed here is a constructivist approach to navigation implemented with Nestor, a navigator that allows synchronous visualization and restructuring in the form of interactive graphical maps of personal navigational experience in a learning context. Navigation then becomes an activity of meta-reading, thus facilitating reflexive mastery of information.

Il n’y a pas de mort du livre, mais une autre manière de lire.

(Deleuze, G. et Guattari, F., 1976, Rhizome, Éd. de Minuit)

Depuis que Tim Berners-Lee et son équipe, à partir du CERN (Centre Européen de Recherche Nucléaire, Genève), ont imposé, avec le World Wide Web, la technologie hypermédia en utilisation standard sur Internet, celle-ci est devenue incontournable dans l’information électronique. La taille de cet immense corpus qu’est le Web, dans lequel navigue l’usager, ne cesse de s’agrandir. Au moins quatre millions de serveurs sont déjà interconnectés, donnant accès à plus de 300 millions de pages. Environ 20 millions de pages sont ajoutées chaque mois;1 ces chiffres, quoique contes-tables, ne sont donnés ici que pour fixer un ordre de grandeur. La structure des documents Web est de plus en plus diversifiée, mêlant images, textes, musiques, accompagnements sonores et séquences vidéo. L’accès à des bases de données peut maintenant se faire avec des pages qui sont générées à la demande. Les innovations — agents, portails, transactions sécurisées, encryptage, etc. — se succèdent de plus en plus rapidement. Par ailleurs, cédéroms et DVI multimédias intègrent pratiquement tous la technologie des hyperliens, banalisant la circulation dans l’information par l’activation des liens.

L’hypermédia, c’est d’abord l’information en réseau. Depuis l’appel de Vanevar Bush à développer un nouveau rapport entre l’homme pensant et la masse de ses connaissances, jusqu’à la révolution commutative avec ses « flux océaniques d’informations dans un monde voué à l’obésité à cet égard » (Guillaume, 1999, p. 17), les auteurs ont dûment caractérisé ce cyberespace que constitue l’organisation par liens électroniques de l’information.2 Les ensembles informationnels que sont les systèmes hypermédias se caractérisent par leur non-linéarité, leur interactivité, leur interconnexion et leur hétéro-généité. Des hyperliens sont établis entre des unités de divers types, documents ou activités, faisant appel à différents systèmes symboliques : textuels, sonores, visuels, dynamiques ou statiques. En s’appuyant sur les capacités de stockage, de calcul et de présentation de l’information des ordinateurs, les systèmes hypermédias permettent une lecture/parcours de type « exploration libre » et non séquentielle, et offrent aussi très souvent des possibilités d’écriture et d’annotations personnelles.

L’Hypermédia en Pédagogie : Envahissement et Résistance

Salués comme une révolution dans l’organisation des savoirs dans les années 80, l’hypertexte et son développement en hypermédia dans les années 90 ont dès le début intéressé les pédagogues. Cette présentation de l’information s’est très rapidement développée, entre autres raisons, parce que ce mode d’organisation de l’information, en unités interconnectées par liens électroniques, semblait correspondre à l’organisation en mémoire des unités sémantiques (Bartlett, 1932). Il est maintenant reconnu que la mémoire humaine fonctionne sur des bases bio- socio- et psychoaffectives autrement plus complexes.

L’accès à ces ressources riches et diversifiées ainsi que la production de ressources spécifiques se développent aujourd’hui dans la formation à distance avec la croissance des capacités physiques des réseaux et le renouvellement des installations domestiques. L’intégration technique de documents sonores, d’images et de séquences vidéo et leur maillage par hyperliens sont devenus une dimension incontournable dans la conception de matériaux pédagogiques pour l’apprenant (Giardana, Depover et Marton, 1998). Rien d’étonnant à cela, puisque l’on retrouvait déjà une application pédagogique chez Ted Nelson (1970), celui-là même qui forgea le terme d’hypertexte. Jacques Rhéaume (1991) paraphrasait ainsi la vision naïvement optimiste et plutôt « techno-guidée » que Nelson opposait aux défenseurs de l’EAO (enseignement assisté par ordinateur).

Laissons à l’étudiant le choix de son objet d’étude, laissons-le décider s’il souhaite se soumettre à une évaluation, donnons-lui une bonne variété de matériel intéressant, fournissons-lui un environnement stimulant. Dans ce cas, l’étudiant se trouvera motivé, intéressé à en faire un peu plus que dans le cadre d’enseignement traditionnel. L’étudiant placé assez tôt dans un tel environnement atteindra l’âge adulte avec un esprit vif, marqué par l’enthousiasme et l’intérêt. Toujours anxieux d’en apprendre davantage, il surpassera de beaucoup les gens ordinaires. (p. 45)

Dès le début, la liberté de l’apprenant/explorateur, inhérente à la tech-nologie hypermédia, est parée de vertus pédagogiques par Nelson. Sans doute était-il prévisible que l’enthousiasme des premiers écrits concernant l’hypertexte/l’hypermédia serait plus inspiré par la technologie que fondé sur une pratique pédagogique. C’est d’ailleurs encore cette approche qui séduit les auteurs, du moins dans un premier temps, lorsqu’ils conçoivent des ensembles pédagogiques hypermédias. L’apprenant est alors invité à accéder à de grandes quantités d’informations, à manipuler des images, des films, des séquences sonores, ainsi que des textes, et se retrouve devant une véritable complexité de l’information. Pour travailler ses cours hypermédias — ou multimédias, terme devenu plus usuel —, faire les activités demandées, communiquer avec ses collèges et tuteurs, l’apprenant devra activer des liens entre icônes, images, textes, forums électroniques, télé-conférences, courrier électronique et sites Web. Une telle description de l’usage des hypermédias est de fait très liée aux caractéristiques de la technologie hypertexte : créer des liens entre des nœuds ou unités d’information, circuler dans des réseaux même sémantiques, explorer la grande diversité des liens possibles entre des informations.

Dans le cadrage pédagogique des hypermédias qu’il proposait en 1991, Rhéaume plaidait pour une organisation articulée de l’information dans les hypertextes, aux dépens d’un moindre « sentiment de liberté chez l’apprenant ». Seule l’information pertinente devait être disponible pour l’apprenant : cela supposait « une structuration des nœuds d’information eux-mêmes et la hiérarchisation des liens entre ces nœuds », ce qui demande « une habileté de composition qui dépasse la compétence habituellement exigée d’un auteur » (p. 49). Car « l’hyperprofesseur » doit viser des gains et non des pertes cognitives chez les « hyperapprenants », grâce à des visites guidées, à des filtres, des vues « fish-eye » focalisantes; autant de palliatifs pour corriger les inconvénients majeurs, les « lacunes de structuration » de cette présentation de l’information sous la forme de liens et de nœuds. Ces propositions visaient des corpus hypermédias fermés.

Or, par rapport à cette liberté de circulation et d’exploration inhérente à la navigation, il est devenu nécessaire de distinguer deux grands types d’hypermédias : les systèmes fermés, comme la plupart des cédéroms et des DVI où l’on retrouve la grande majorité des applications pédagogiques, et les systèmes ouverts que l’on trouve sur Internet et dont le Web est le prototype (Catledge et Pitkow, 1995). Avec l’augmentation de la capacité des disquettes (100 mégas), l’arrivée des DVI (plusieurs centaines de mégas) et la possibilité d’appeler depuis un cédérom un site sur le Web, la frontière entre systèmes ouverts et systèmes fermés tend à disparaître, les hypermédias échappant de plus en plus à une représentation conventionnelle de leur contenu. Aussi, avec l’interconnexion des espaces, la navigation s’est révélée encore plus difficile à maîtriser.

La navigation : un problème de l’hypermédia

En effet, tout aurait été pour le mieux dans le meilleur des mondes hypermédiatiques s’il n’y avait eu la navigation, cette activité incontournable de l’apprenant qui doit circuler dans ces ensembles informationnels non modérés et si prometteurs. En effet, il s’avéra très tôt que la navigation dans un hypertexte et, plus tard, dans un hypermédia, était loin d’être aussi facile qu’on ne l’avait imaginée. L’activation des liens repose sur l’initiative du lecteur, l’interactivité étant inhérente aux hypermédias : naviguer pour un apprenant, c’est choisir les unités d’information qui l’intéresse et l’ordre de leur consultation.

Cependant, le lecteur devant un hypermédia n’a plus de repères familiers pour se représenter le document avec lequel il interagit. Il ne peut savoir à priori comment ce document se présente, comme il peut le faire pour un livre qu’il a entre les mains. Il n’a pas non plus de moyen pour savoir où il est dans le document à un moment précis : au début, au cœur, à la périphérie, si ces mots ont encore un sens dans le contexte d’un hypermédia. Enfin, il ne sait pas comment aller à un point précis du document, d’où l’importance des interfaces graphiques qui vont être développées pour bien remplir deux fonctions : (a) représenter un contexte d’activité et (b) accéder aux différents éléments du contenu. Les interfaces fournissent ainsi à l’usager une porte d’entrée dans la structure du contenu. Une des solutions développées pour accéder aux différents éléments du contenu sera d’ailleurs celle des moteurs de recherche qui, au-delà de la recherche d’information dans des bases préindexées, se transforment aujourd’hui de plus en plus en portails, c’est-à-dire en sites thématiques qui organisent et filtrent la recherche d’information en fonction de caractéristiques plus ou moins explicites et de mots clés déclarés.

Dès le départ, la navigation sera perçue à partir des problèmes qu’elle suscite. Jonassen (1989) a même cette formule : « Le problème le plus couramment identifié chez les usagers est celui de la navigation dans les hypertextes. »3 Il décrit ensuite quatre types de problèmes dans la lecture/exploration : accéder à l’information, intégrer et synthétiser, faire face à la surcharge cognitive et ne pas avoir de stratégies cognitives spécifiques pour traiter ce type d’information. Il repère aussi trois types de problèmes dans l’écriture hypertextuelle : Par où faut-il commencer? Comment structurer un hypertexte? Comment concilier la liberté de l’usager avec le besoin de guidage de l’apprenant?

Si la navigation est habituellement décrite en fonction de problèmes, c’est aussi parce qu’elle se laisse difficilement circonscrire. « Naviguer » est pourtant une métaphore qui a déjà un certain passé pour désigner une activité liée à la connaissance, puisqu’elle fut introduite par Francis Bacon (1561-1626) qui utilisa les termes de « navigation dans l’océan de la connaissance », comme le rappelle pertinemment Chatelain (1996). Dillon, McKnight et Richardson (1990) vont proposer ce qu’ils ont appelé une « psychologie de la navigation », qui sera reprise par de nombreux concepteurs. Ils partent des schémas de base et des cadres de référence que chacun se construit, à partir de sa propre expérience, pour circuler sur les routes, dans les villes, la campagne, etc. Il s’agit en quelque sorte de cartes cognitives (Tolman, 1948), c’est-à-dire d’une « représentation intériorisée de l’environnement, de ses propriétés métriques, des relations topolo-giques entre les sites qui le composent » (Denis, 1989). Ces cartes s’élaborent progressivement avec la mise en place de repères identifiés dans l’environnement physique, puis de routes et enfin de vues d’ensemble; ces différents éléments sont plus ou moins pertinents selon les tâches. Les auteurs transposent ce modèle à la navigation dans l’espace électronique de l’hyper-texte, où ils constatent que seuls des repères (dans l’interface) sont construits avec succès par les usagers, et rarement des routes ou des cartes. Ils suggèrent de fournir aux usagers des cartes graphiques représentant l’information dans le document, ainsi que des indices structurels pour se repérer. Ils proposent d’avoir aussi recours à d’autres métaphores, comme celle du livre, pour représenter les espaces informationnels des hypermédias. Il s’agit pour eux d’aider les usagers à se construire des représentations des espaces électroniques et des points d’ancrage dans ces espaces, en prenant appui sur des compétences cognitives et neuro-motrices acquises dans l’interaction avec le monde physique.

Avoir un schéma de base de la navigation utlisant repères, routes et vues d’ensemble permet de se représenter en quelque sorte l’immatérialité de l’exploration d’un espace d’information électronique. De telles « vues d’ensemble » pour représenter de manière semi-formelle les connaissances d’un domaine étaient déjà connues en formation avec les cartes conceptuelles (voir l’ouvrage de synthèse de Holley et Dansereau, 1984). Les cartes (ou le mapping) sont une technique pour représenter les idées d’un texte sous forme de diagramme. Surtout utilisée pour guider la conception des hypermédias éducatifs, cette technique va être reprise pour faciliter l’apprentissage avec les hypermédias (Reader et Hammond, 1994). Gaines et Shaw (1995) vont proposer des outils collaboratifs pour construire des cartes conceptuelles, permettant ainsi de structurer l’information hypermédiatique en accord avec un modèle de cognition de ce domaine.

Mais le guidage et le recentrage favorisent une certaine « efficacité » pédagogique au prix d’un appauvrissement des interactions de l’apprenant avec l’hyperespace d’information. Cela est d’autant plus regrettable que les rapports à l’information d’un lecteur, et à fortiori d’un apprenant, sont fortement marqués par la figure du livre, support matériel figeant l’écrit, malgré les nombreux outils de lecture et de réception visant à en recréer la genèse et la dynamique évolutive. C’est le livre « camisole de force » (Hoffman, 1994) que Landow et Delany (1991) stigmatisaient par ces mots :

Tant que le texte a été conjoint à un support matériel, lecteurs et écrivains ont considéré comme allant de soi qu’il possédait trois attributs cruciaux : le texte était linéaire, délimité et fixé. Des générations de chercheurs et d’auteurs ont intériorisé ces qualités comme des règles de la pensée et leurs conséquences sociales ont été considérables. (p. 3)

On peut ajouter ici que ces attributs du texte ont régulièrement été transposés aux connaissances et ont fortement contribué à accréditer une conception de la connaissance comme stable, objective, délimitée. D’instrument de lecture, le livre est devenu support de savoir et outil de connaissance (Platteaux et Rickenmann, 1998).

Mais les formes stabilisées du livre que l’on connaît aujourd’hui résultent de nombreux développements d’aide à la réception active du texte, depuis le système mis au point au IIIe siècle de la capitulation ou résumé des matières qu’on joint au texte, l’arrivée au XIIe siècle de la table des matières pour accéder à un passage d’un texte sans lire l’œuvre entière, qui est de pratique universitaire (Gilmont, 1993), la pagination, les espacements, la ponctuation, la différenciation en parties, jusqu’à l’index, les notes de bas de pages et renvois des ouvrages actuels.

Avec l’hypertexte, une autre écriture de la pensée, de la culture s’élabore aujourd’hui. Yannick Maignien et Jacques Virbel (1996) se réfèrent aux « auteurs contemporains, Joyce, Beckett, Calvino ou Duchamp [qui] n’inscrivent plus le sens de la même façon, donc ne pensent plus ainsi, ou du moins pas dans les mêmes formes rhétoriques que celles qui ont formé notre culture dans le cadre de cinq siècles d’imprimé » (p. 467). Abolissant la distinction entre auteur et lecteur, la technologie de l’hypertexte et son extension en hypermédia introduisent, dans un véritable espace électronique d’information, un espace où chaque unité — texte, image, son, séquence vidéo—contient des liens potentiels dont l’activation dépend de l’apprenant. À l’homogénéité des savoirs disciplinaires et des formes discursives avec lesquelles le livre nous a familiarisés, succède l’hétérogénéité des sources et des types de discours, mais aussi des niveaux d’information.

S’agit-il d’un nouveau « zapping » ou d’un apprentissage de la liberté de pensée? Ou de l’émergence d’une culture de navigation, à base d’activité rhizomique (Deleuze et Quattari, 1976)? Et en quoi la formation à distance serait-elle touchée par ce nouveau mode de pensée?

La Navigation : Une Expérience Spécifique de Lecture

La compréhension du sens d’un texte repose sur l’expérience du texte, sur la multiplicité des expériences possibles d’un même texte. L’expérience de réception est productive, car un texte est avant tout une construction intertextuelle, d’abord par l’auteur, puis par le récepteur/lecteur/apprenant; les séquences prennent sens en relation avec d’autres textes qu’elles reprennent, citent, parodient, réfutent ou, plus généralement, transforment, et que le lecteur peut repérer pour son plus grand bonheur.

Un texte n’est plus perçu aujourd’hui uniquement dans une problématique de communication où il s’agirait de transmettre ou d’accéder à un message. Rappelons ici la brèche ouverte par l’« esthétique de la réception » (Jauss, 1978; Iser, 1976) : le travail de lecture s’impose non comme décodage, comme dévoilement d’un sens caché, mais comme construction active, comme événement, comme expérience de mise en perspective du monde. Lire un texte devient un événement, car tout texte est un « regard sélectif du monde organisé au sein duquel il naît, et qui forme sa réalité référentielle » (Iser, 1976). Un texte est une intervention dans l’organisation existante du monde par la combinaison des éléments sélectionnés dans un environnement logiciel. « C’est ainsi que le caractère événementiel du texte surgit de la sélection et de la combinaison » (p. 10) par lesquelles l’auteur a construit son texte, puis se communique au lecteur. La lecture est événement lorsque le texte déclenche, chez le lecteur, un processus d’élaboration du sens qui ne sera toujours qu’une des réalisations partielles des possibilités d’actualisation du texte. Foucault (1969) nous invite même à traiter le discours non comme « document », comme signe d’autre chose, objet d’interprétation, mais comme « monument », archive, signifiant par là la distance franchie par laquelle un document nous est encore présent.

Ces différents points de vue sur la lecture ouvrent des perspectives pour mieux cerner l’activité de navigation. Ils mettent en évidence l’importance de l’engagement du lecteur/apprenant dans l’interaction avec un univers hypermédiatique et l’aspect encore embryonnaire des pratiques de navigation qui capitalisent sur l’apport spécifique des hyper-espaces.

Qu’est-ce qui se transforme dans l’activité de l’apprenant lorsque la lecture devient navigation? En même temps qu’il peut se perdre dans un hypermédia, ce que cherche à lui éviter le pédagogue, l’apprenant fait-il l’expérience de nouveaux rapports à l’information? Dans un système hypermédia, le texte devient espaces et profondeurs emboîtés, s’explore comme une carte; l’image retrouve sa capacité à scander le temps, en restituant les différents moments historiques, et fait pénétrer au cœur des processus : de l’infiniment grand à l’infiniment petit, du plan le plus proche au plus lointain. Les images visuelles et sonores viennent ainsi complexifier la dynamique textuelle et conceptuelle et redonnent droit de cité à l’expérience perceptive dans l’appropriation des savoirs. Mais c’est là un rééquilibrage dans l’apprentissage que l’audiovisuel avait déjà rendu possible, et qui se révèle d’ailleurs difficile à réaliser. La navigation, il est vrai, le rend possible avec encore plus d’acuité. Naviguer dans un hypermédia, c’est activer un ensemble de liens complexes qui se nouent entre un apprenant et des discours visuels, sonores, cinématographiques et textuels.

Quelle est l’expérience fondatrice, spécifique, de la navigation? Est-ce l’exploration libre, sans les contraintes de la séquentialité du livre? Mais tous les livres ne sont pas faits pour être lus de la première à la dernière page. En premier lieu, il y a les dictionnaires, même s’il existe des récits impressionnants d’adultes se souvenant d’une enfance vécue particulièrement dans le dénuement, et où la lecture d’un dictionnaire de a à z a pu être une échappée fantastique. Le sort de la plupart des dictionnaires est tout autre : consultés, vénérés ou haïs, ils offrent déjà une première expérience de navigation transverse, par exemple pour l’enfant qui cherche toutes les illustrations et toutes les pages couleur; ou de navigation hypertextuelle avec les renvois. Ces éléments, bien qu’habituellement non contigus dans un dictionnaire, sont aisément repérés par le maniement direct de l’ouvrage. La lecture non séquentielle est le mode d’appropriation de nombreux ouvrages. En effet, les encyclopédies ne sont pas lues séquentiellement; d’ailleurs, c’est à ce type d’écrits que l’on pense habituellement pour décrire ce qu’est l’hypertexte dans sa version la plus savante. Il en va de même aussi pour les livres de référence, les manuels, les modes d’emploi, sans parler de la presse quotidienne ou hebdomadaire, des revues savantes ou de mode, etc.

La spécificité de la navigation ne se trouve ni dans la diversité médiatique qu’elle sollicite, ni dans son fonctionnement rhizomique ou sa non-séquentialité. En fait, la navigation déplace le centre d’activité dans le rapport à l’information. Le travail d’interprétation du texte, de l’image, de l’unité d’information, est en même temps qu’il se déroule, toujours articulé avec un travail de mise en relation de divers textes, images ou unités d’information. Habituellement, lorsqu’il y a lecture et non-navigation, le travail de mise en relation avec d’autres textes est piloté par l’intertextualité inhérente à tout texte, et donc au texte en train d’être lu. Les hyperliens développent un autre type d’intertextualité, où ce ne sont pas des éléments à l’intérieur d’un texte qui suscitent les rapprochements, croisements, recoupements, etc., mais où ce sont les qualités et caractéristiques des différents textes comme tels qui les rapprochent ou les différencient, créent une continuité ou une dépendance.

« Les modalités d’une véritable appropriation sont à réinventer après avoir été tributaires d’une lecture lente et de capillarités souterraines », note Patrick Bazin (1996a) qui s’interroge à propos des repères proprement culturels à mettre en place pour l’usage des bibliothèques virtuelles. Comment nommer cette interaction avec la « textualité dynamique » (Stiegler, 1994) inhérente à l’hypermédia? Par exemple, le poste de lecture assistée par ordinateur (PLAO) de la Bibliothèque Nationale de France, « en accélérant les procédures de comparaison, d’annotation, d’indexation, d’enchâssement d’un texte dans un autre et de réécriture, change la nature de celle-ci [lecture] et entraîne un couplage dynamique tout à fait inédit entre lecture et écriture » (Bazin, 1996a).

Il s’ensuit un nouveau rapport aux écrits, aux médias, aux œuvres, aux disciplines et aux catégories. Les mouvements de lecture qu’impose l’hétérogénéité inhérente à un hypermédia demandent une prise en compte de la diversité des contextes, des visées ou des niveaux d’information; ils obligent à un travail de prise de conscience conceptuelle, qui était jusque-là de l’ordre de la métacognition, et qu’on peut appeler ici une « méta-lecture » (Bazin, 1996b). La navigation peut être conçue comme une méta-lecture au sens où elle révèle la lecture, processus central dans la connaissance, comme s’émancipant du livre, se dédoublant, revêtant de multiples formes et organisant les nouveaux rapports à l’information hypermédiatique. Il est difficile d’aller plus loin dans cette tentative pour circonscrire ce mode de pensée qui s’élabore au cours des expériences de navigation.

Vers Des Outils Qui « Instrumentent » la Navigation

Depuis quelques années, la solution aux problèmes de navigation est recherchée non plus seulement dans la représentation de l’information hypermédiatique, mais dans le développement de nouveaux types de navigateurs. Selon la perspective de l’activité instrumentée (Rabardel, 1995), le recours aux outils dans l’activité humaine ouvre à celle-ci de nouvelles possibilités d’interaction avec le réel et, par le fait même, d’activité cognitive. Un outil résulte de l’intégration d’un artéfact à une activité humaine pour résoudre un problème, les différentes propriétés structurelles de l’outil témoignant de l’expérience accumulée de l’adaptation de l’outil aux problèmes rencontrés.

Les travaux en cours sur les navigateurs cherchent ainsi à prendre en compte l’expérience accumulée de navigation dans les corpus hypermédiatiques. Abrams, Baecker et Chignell (1998) ont étudié l’usage de la fonctionnalité des « favoris » (signets) qu’offrent les principaux navigateurs. Faciles à créer, les favoris s’accumulent très vite et deviennent rapidement ingérables pour la plupart des usagers, mis à part quelques sites visités régulièrement; d’où la nécessité de mécanismes pour organiser ces repères, pour les identifier et pour les visualiser.

Czerwinski (1999) a étudié certains navigateurs qui ont été conçus pour aider la gestion d’une grande quantité de sites, de documents ou de pages repérés sur le Web. Ainsi par exemple, Data Montain propose une représentation de l’information en trois dimensions sous la forme d’icônes de dossiers, de livres ou de pages papier; le Hyperbolic Browser de Inxight a, quant à lui, l’apparence d’une roue d’information avec une transformation de la forme de la roue au fur et à mesure que l’usager navigue d’un espace à l’autre.

Ces différents travaux s’appuient sur les habiletés perceptives, comme la reconnaissance de modèles (patterns), l’interaction « pré-attentive », l’orien-tation spatiale, la trace kinesthésique des expériences spatiales, etc. Mais habituellement, ils instrumentent l’activité perceptive et restent en deçà d’une véritable activité conceptuelle de maîtrise de l’information.

Un navigateur pour faciliter l’apprentissage : Nestor

Un navigateur comportant une assistance à la navigation pour l’apprentissage a été développé et expérimenté dans une perspective constructiviste. Ce travail a été réalisé en référence aux travaux piagétiens sur l’assimilation et l’accommodation, et aux nombreux travaux en psychologie cognitive (cognition située, cognition distribuée, cognition incarnée ou embodiment), qui accentuent l’importance des interactions, de leur contexte cognitif et de leurs caractéristiques perceptives pour structurer l’intelligence humaine. Les apprenants sont invités à naviguer, dans un contexte pédagogique, en utilisant différents outils qui leur permettront de tenter de construire une compétence de navigation.

Le système Nestor, dont l’adresse est http://www.gate. cnrs.fr/~zeiliger/nestor/nestor.htm, comprend un navigateur classique couplé avec un ensemble d’outils d’assistance à la navigation pour l’appropriation des connaissances. Le navigateur Nestor, développé au laboratoire CNRS-GATE près de Lyon, est un logiciel Web « client », comme Navigator de Netscape ou Internet Explorer de Microsoft; il fonctionne sur un ordinateur personnel, sous Windows 95, 98 ou NT.

Dès le départ, la perspective mise en œuvre visait à coupler les besoins des usagers avec les dernières « avancées » technologiques. Une approche centrée sur les usagers se serait révélée insuffisante, d’une part parce que les usagers ne pouvaient expliquer quelle sorte d’outils ou de fonctionnalités ils souhaiteraient; leur manque de familiarité avec les derniers développements technologiques les empêchait d’imaginer des fonctions innovantes, des possibilités d’utilisation nouvelles, bien qu’ils aient eu conscience que le système existant n’était pas optimum. D’autre part, ils ne parvenaient pas à décrire avec suffisamment de précision les problèmes cognitifs qu’ils avaient. Ces problèmes ont été attribués à une non-prise en compte dans la conception des logiciels de navigation existants de la spécificité de la cognition humaine.

Nestor est développé en interaction avec des groupes d’usagers depuis trois ans maintenant. Ce navigateur a été conçu pour : (a) activer la « genèse instrumentale » (Rabardel, 1995) de l’outil navigateur, en capitalisant l’expérience navigationnelle; et (b) développer l’engagement actif de l’apprenant dans la construction de ses connaissances. L’objectif était de fournir à l’apprenant un outil principal et quelques outils complémentaires lui permettant de re-travailler son expérience de circulation dans l’information à partir de sa trace visuelle.

La construction d’un espace Web personnel

Le principal outil est un dispositif représentant graphiquement, et de façon synchrone, le cheminement de l’usager dans l’information. Au fur et à mesure que l’usager navigue, une carte se construit avec la localisation des différents nœuds d’information visités. Cette carte peut être modifiée, éditée et annotée par l’usager. Interactive, elle comporte des liens permettant un retour direct aux sites déjà parcourus.

Cette carte n’est pas celle du contenu du document ou du site, mais bien la visualisation du parcours de l’usager. Chaque document visité est représenté par un objet graphique. Les liens parcourus sont représentés par des flèches. La disposition graphique des objets est automatique et dynamique. L’apprenant peut re-disposer dans l’espace, par manipulation directe, les différents points visités de façon à en faire une visualisation signifiante : par exemple, regrouper tous les sites de même type ou apportant le même type d’information. Il peut ainsi faire un travail de structuration conceptuelle de l’information à partir des traces graphiques.

La carte ainsi constituée devient une carte personnelle d’information, offrant une rétroaction (feedback) visuelle permanente pendant la navigation, en présentant l’ensemble des sites visités. L’apprenant n’a pas à se souvenir de l’ensemble de son cheminement : il en a la trace, disponible à son regard, et peut ainsi s’orienter plus facilement. Il peut l’utiliser pour sélectionner les meilleurs sites en fonction de la tâche en cours, pour optimiser le travail à faire, pour affiner ses stratégies de recherche d’information, pour prendre conscience de ses errements, toutes actions qui peuvent contribuer à une meilleure maîtrise de l’activité de navigation.

Très vite, il est apparu à l’usage que les apprenants souhaitaient pouvoir non seulement réorganiser leur carte, en disposer autrement les éléments, mais aussi intervenir activement pour y ajouter des éléments personnels. Dans un premier temps, la carte reprenait comme nom de site ou de document un mot prélevé dans l’adresse (URL), ce qui n’était pas toujours très indicatif du contenu. Comme les apprenants voulaient pouvoir modifier ce nom, de nouvelles possibilités ont été inscrites dans l’outil. Chaque carte peut maintenant être modifiée et complétée par des ajouts de liens nouveaux entre des sites. Cette activité de construction de la carte et de création de réseaux favorise chez l’usager, une navigation plus planifiée.

L’Annotation et la Prise de Notes

Lire, surtout pour un lecteur « professionnel » comme un apprenant, comporte le recours à diverses techniques de balisage et d’orientation, qui matérialisent les processus de pensée, les stimulent et les guident. De même qu’un livre physique porte les traces d’avoir été lu, avec des passages soulignés, des mots clés, des renvois, des commentaires dans la marge, de même Nestor offre la possibilité d’annoter les documents explorés, grâce à un éditeur HTML intégré et très simplifié. Les annotations ont elles-mêmes une structure HTML; elles peuvent ainsi contenir aussi bien des textes que des images et des liens. Nestor permet de continuer ainsi la pratique des mentions marginales du texte du Moyen Age, lorsque, « sur une page de manuscrit, se mettait en place un dialogue entre le texte et l’annotation, à travers laquelle soit l’auteur lui-même, soit un commentateur entreprenaient de préciser, de différencier ou d’expliquer le texte par des notes » (Hoffmann, 1994, p. 58).

Les annotations peuvent servir à naviguer; quand la navigation s’effectue à partir de la fenêtre d’annotation, le système se comporte comme suit : si le lien mène à un document, ce document est affiché dans la fenêtre principale, accompagné — éventuellement — de son annotation attachée; si le lien mène à une autre annotation, celle-ci apparaît dans la fenêtre d’annotation — en compagnie du document qui lui est attaché. Une fenêtre particulière, nommée « le sac », est disponible pour collecter des morceaux d’information au cours d’une navigation par un « copier-coller » simplifié. Quand l’utilisateur colle de l’information dans le sac, le système Nestor ajoute automatiquement une adresse de retour vers le document source, ce qui permettra ultérieurement de retrouver cette source. Le « sac » peut être aussi utilisé pour transporter de l’information d’un document vers une annotation. Son contenu peut être sauvegardé et échangé dans un groupe d’usagers en collaboration. Cette activité de prise de notes, comme dans un processus de lecture active, aide l’usager à « externaliser » et structurer sa pensée.

La Création de Routes et de Cartes Thématiques

Une carte graphique peut être sauvegardée et servir de base pour une prochaine exploration, chaque carte pouvant contenir des routes particulières déjà balisées. Ainsi, l’apprenant peut se constituer des cartes thématiques sur les sujets en cours d’étude, cartes qu’il peut modifier en permanence, lui permettant de capitaliser ses différentes expériences de navigation. De plus, chaque carte peut avoir sa spécificité, l’apparence — et pas seulement la disposition — de la carte étant personnalisable; des icônes peuvent représenter les différentes catégories de documents : importants, secondaires, permanents, temporaires. Par ailleurs, les icônes des sites peuvent être organisées hiérarchiquement, mais elles peuvent aussi être présentées en réseau, en parallèle ou selon toute autre disposition significative pour l’apprenant. Les apprenants peuvent ainsi enregistrer des routes séquentielles dans le réseau de documents (publics et privés), simplement en les désignant sur la carte. Nestor génère alors des « liens-schémas » (départ, précédent, suivant, fin) qui permettent une visite simplifiée dans le réseau. Comme des annotations peuvent avoir été accrochées aux documents le long de la route, ces visites deviennent des « tours guidés » personnalisés du Web.

L’adjonction de mots clés

Les cartes thématiques peuvent être enrichies par des mots clés et des zones conceptuelles. Les mots clés sont soit directement créés par les utilisateurs soit indirectement créés lors des interrogations des moteurs de recherche. Ils sont automatiquement cherchés dans tous les documents visités et colorés en fonction de leur fréquence d’apparition. Les mots clés et les objets apparaissent sur la même carte de manière à favoriser des dispositions graphiques signifiantes. Ces mots clés peuvent d’abord constituer une approche lexicale, puis être approfondis pour aboutir à une carte conceptuelle d’un domaine.

L’échange et le Partage Des Cartes

Nestor met aussi en œuvre des fonctions collaboratives. Après avoir construit une carte thématique intéressante sur un thème ou sujet de recherche, l’apprenant peut la partager avec un ou plusieurs utilisateurs. Des outils collaboratifs permettent de publier et de partager dans un groupe d’utilisateurs toutes les informations navigationnelles contenues dans les cartes. Ces cartes ne peuvent pas être modifiées, mais elles peuvent être utilisées pour naviguer « sur les traces » d’un prédécesseur. Un composant de communication synchrone (chat box) mIRC est intégré à Nestor, qui peut, par ailleurs, être couplé avec le logiciel NetMeeting de Microsoft. Nestor permet ainsi un travail collaboratif dans l’apprentissage en contribuant au partage, à la structuration et à la maîtrise de connaissances communes.

Des expérimentations sur le terrain

Le navigateur expérimental Nestor avait été initialement conçu pour résoudre certains problèmes de navigation. Il propose un certain nombre d’aides qu’il était nécessaire d’expérimenter avec des apprenants. Aussi, dès l’origine, de nombreux usagers ont pu disposer de l’outil pour réaliser des tâches pédagogiques, dans des situations de formation présentielles et à distance. Des expérimentations exploratoires et significatives ont eu lieu et certaines sont toujours en cours. Des analyses d’observations d’usages, d’entretiens et de traces informatiques ont permis d’étudier le fonctionnement de Nestor dans des hypermédias fermés et ouverts, de comparer l’utilisation par des groupes d’étudiants d’un navigateur habituel et de Nestor (Bélisle, Zeiliger et Cerratto, 1999). Les résultats obtenus ont été pris en compte pour améliorer l’ergonomie des outils proposés et en concevoir d’autres. Comme il s’agit d’une pratique culturelle et pas simplement de procédures à maîtriser, le temps est un facteur indispensable pour obtenir des résultats généralisables. Aussi, des analyses de traces d’usages sur une longue période sont en cours.

Ainsi, nous avons pu vérifier que la visualisation de l’expérience personnelle de navigation facilitait l’orientation pratique (Bélisle, Zeiliger et Cerratto, 1997). Mais même lorsque ces problèmes de circulation et de manipulation du navigateur sont résolus, des difficultés importantes d’orien-tation subsistent. Elles peuvent être décrites comme des problèmes d’orientation dans l’information et de maîtrise des catégories conceptuelles en lien avec les systèmes symboliques de représentation. Nous avons pu mettre en évidence que les apprenants ont des difficultés à reconnaître l’information qu’ils cherchent quand cette information est présentée et contextualisée dans des catégories différentes des « catégories scolaires » (Zeiliger, Bélisle et Cerratto, 1999). Enfin, un travail sur les mots clés pour délimiter un domaine, organiser une recherche d’information et sélectionner les informations pertinentes a mis en évidence que ces tâches semblent mieux maîtrisées avec des mots moins spécifiques qu’un vocabulaire disciplinaire et issus de l’expérience personnelle des apprenants.

La navigation : une pratique à inventer

Les différentes expérimentations en cours confirment la nécessité de développer chez les apprenants de nouvelles compétences cognitives, ainsi que des outils qui pourront les instrumenter. Naviguer dans des hypermédias permet de redécouvrir que lire n’est pas un simple acte du regard sur ces objets finis, reliés et archivés que sont les livres. C’est davantage un travail de construction des connaissances par assemblage de savoirs, par activation de liens mentaux, par transgression de frontières disciplinaires ou catégorielles et par transformation dynamique de son propre point de vue. C’est là une pratique déjà vivante dans de nombreux lieux artistiques et littéraires. Parce que la navigation dans des hyperespaces apporte une profondeur et une dynamique à cette approche de la lecture, elle nécessite de nouvelles compétences.

En formation et en pédagogie, c’est un nouveau défi. Ce qui s’impose avec la possibilité de prendre en compte l’hétérogénéité du contenu, des contextes, des sources et des niveaux d’information dans les hypermédias, c’est la nécessité d’un développement de compétences mentales, sociales et perceptives qui relèvent habituellement de la métacognition. Circuler dans des informations ayant des contextes et environnements très divers oblige à repérer ces différences et à se situer par rapport à elles : c’est pourquoi nous avons défini la navigation comme une « méta-lecture ». Cette compétence ne peut résulter que d’une expérience importante de familiarisation avec l’information hypermédiatique et d’une réflexion sur cette expérience. C’est ce travail que vise à « instrumenter » le navigateur Nestor. Aussi la navigation, au sens de pratique mentale et sociale spéci-fique d’interaction avec de l’information en situation complexe, ne pourra émerger que si des apprenants naviguent effectivement dans ces nouveaux espaces avec sans doute des outils comme Nestor et d’autres encore à inventer.

Remerciements

Je remercie Romain Zeiliger (zeiliger@gate.cnrs.fr), concepteur de Nestor, pour la collaboration stimulante et de longue durée qui a permis la réalisation du travail présenté ici.

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Endnotes

1. Source : Avril 1998, http://www.research.digital.com/ SRC/whatsnew/sem.html.

2. Voir les colloques et publications spécialisés sur l’hypertexte et l’hypermédia des grandes organisations de chercheurs, AACE, ACM et IEEE ; voir dans le monde francophone, les Journées scientifiques Hypermédias et Apprentissages, 91; 93 et 96, éditeur principal : INRP, Paris; voir aussi les ouvrages de synthèse de Balpe, Lelu, Papy et Saleh (1996), et de Tricot et Rouet (1998).

3. Traduction libre : The most commonly identified user problem is navigating through hypertext (p. 41).

Claire Belisle est ingénieure de recherche en sciences humaines au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique). En tant que psychosociologue, elle s’intéresse à l’étude des processus psychologiques et psychosociologiques dans les pratiques médiatiques. Elle est l’auteure de plusieurs articles, contributions à des colloques et œuvrages collectifs. Elle travaille actuellement à LIRE (Littérature, Idéologies, Représentations, unité de recherche CNRS-Université Lumière Lyon 2) sur l’intégration des technologies multimédias dans les activités de recherche et de formation. Courrier électronique: claire.belisle@ish-lyon.cnrs.fr

ISSN: 0830-0445