Planifier pour changer ?:
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Patrick Guillemet
VOL. 11, No. 2, 117-120
L’histoire de la technologie en éducation est jalonnée de coups de foudre, de mariages du siècle et de rendez-vous manqués, et ceci de la prédiction d’Edison, selon laquelle le cinéma allait supplanter les livres dans les classes, à celle de William Levenson, en 1945, qui voyait le récepteur radio y devenir d’usage aussi courant que la radio, jusqu’aux machines à enseigner de Skinner 1 . Et déjà la même question commence à être adressée à l’égard de l’irruption des ordinateurs dans les écoles, aussi bien au Québec qu’aux États-Unis : « Et si on se trompait ? » 2 . Pour la formation à distance, qui repose sur l’utilisation de technologies, cette question revêt une acuité particulière et l’on pressent que la maîtrise des nouvelles technologies, à l’ère de la téléinformatique sera, pour beaucoup d’institutions, d’une importance décisive. La planification stratégique en sera-t-elle la clé ?
Il faudrait sans doute commencer par bien en cerner les enjeux et préciser par exemple qui sont les partenaires commerciaux venant « menacer le monopole des institutions traditionnelles », en quoi la formation à distance se muera en « une pratique avant-gardiste ayant des caractéristiques propres et distinctes », et de quelle façon les innovations vont « redéfinir le rôle des professionnels de l’éducation connue et la mission des institutions éducatives traditionnelles ». Il faudrait également montrer en quoi cette évolution constitue un nouveau paradigme pour la formation à distance, elle qui a toujours reposé sur l’enseignement médiatisé et a pris pour modèle la « conversation didactique guidée ». Et il faudrait enfin user de la plus grande prudence quant à la perspective de réduction des coûts unitaires, laquelle dépend avant tout de la comparaison de courbes de coûts directs et indirects, et non de la qualité de la planification.
Mais que vaut la planification stratégique pour l’avenir des institutions de formation à distance ? Et tout d’abord, qu’est-ce que la planification stratégique, dont tant de modèles existent, certains ayant été développés dans le contexte du monde de l’éducation, mais où « le choix du modèle est moins important que l’engagement et la conviction des responsables du projet et que l’acceptation sincère de la planification stratégique dans les activités quotidiennes de l’organisation »? S’agirait-il avant tout d’une profession de foi ? La chose apparaît un peu paradoxale pour qui désire s’engager dans une démarche tant soit peu systématique, orientée vers le long terme et engageant toute l’organisation.
D’autant que plusieurs questions troublantes se posent. Ainsi, il est loin d’être assuré que la vision du leader sera partagée et qu’elle inspirera le devenir de l’institution de formation à distance. Au contraire, il y a de fortes chances qu’elle suscite des visions concurrentes ou complémentaires. Et l’on peut escompter qu’elles se manifesteront avec une force d’autant plus grande si le leader propose une modification radicale de la culture organisationnelle. En effet, comme l’a bien montré Lewin, la façon la plus efficace de favoriser le changement est de diminuer les forces qui s’y opposent, c’est-à-dire les résistances au changement, par un patient travail pédagogique ; à l’inverse, les pressions pour promouvoir le changement n’ont d’autre effet que d’augmenter ces résistances, aussi peu fondées soient-elles. Or, au nom de quel progrès technologique peut-on proposer de modifier ce qui constitue l’essence même de la formation à distance, c’est-à-dire de rendre accessible les savoirs, en réponse à des besoins sociaux, grâce à des technologies de communication ?
Mais s’il n’est pas facile de voir comment les conflits peuvent « être gérés de manière productive dans le cadre des paramètres tracés », au sein du comité de planification, le tendon d’Achille de la démarche demeure sa vision relativement unilatérale de la gestion. Que la culture organisationnelle de l’institution de formation à distance soit orientée vers le marketing, soit, à condition qu’il ne s’agisse pas d’une orientation exclusive, mais que cette orientation préside à l’élaboration des syllabus, voilà qui est parfaitement inadmissible, notamment dans le milieu universitaire où la liberté académique des concepteurs est sacrée. D’ailleurs, de multiples moyens d’une autre nature peuvent y être déployés pour mettre en oeuvre la stratégie institutionnelle, tels que des normes de coûts/bénéfices, la détermination des coûts d’encadrement moyens, la détermination des budgets de conception en fonction du nombre d’inscriptions ou la prise en compte des taux d’abandon et de réussite. Voilà donc un irritant bien propre à susciter des résistances dans un milieu où le professionnalisme de l’éducateur est une valeur centrale, surtout quand l’injonction au changement vient de « technocrates-techniciens » qui semblent bien loin d’en saisir la nature.
Il reste d’ailleurs à savoir jusqu’à quel point la planification stratégique peut être utile aux institutions de formation à distance, ou au contraire leur poser problème. Dans son ouvrage consacré à la planification stratégique 3 , Mintzberg constate qu’elle s’applique surtout dans ce qu’il appelle « l’organisation mécaniste », c’est-à-dire des bureaucraties classiques hautement formalisées reposant sur un travail répétitif, comme les compagnies aériennes, les entreprises automobiles et les banques. À l’inverse, elle a posé beaucoup de problèmes dans ce qu’il appelle « l’organisation professionnelle », dont le fonctionnement repose sur des spécialistes autonomes et dont les hôpitaux et les universités constituent l’exemple classique, précisément parce que la stratégie y est élaborée de façon décentralisée. Il faudrait ainsi examiner avec attention les divers types d’institutions de formation à distance pour voir dans quelle mesure elles s’apparentent à l’un ou l’autre des cinq types d’organisation distingués par Mintzberg, et en quoi la planification stratégique peut les servir.
Mais Mintzberg montre surtout combien la planification stratégique, qu’il préfère appeler « programmation stratégique » pour bien montrer comment elle découle de la formation de la stratégie, ne peut favoriser que les changements graduels, parce qu’elle est foncièrement conservatrice. Á cet égard, l’introduction de la téléinformatique, parce qu’elle constitue un changement radical est plus du ressort de la formation de la stratégie que de la programmation. Or, la formation de la stratégie, indique Mintzberg, résulte à la fois de stratégies intentionnelles et de stratégies émergentes déployées par divers secteurs de l’organisation dans leurs activités quotidiennes. C’est pourquoi il importe, dit-il, que les planificateurs soient non seulement capables de faire des plans systématiques et bien ordonnés, mais aussi qu’ils sachent mettre à contribution leurs capacités intuitives, ce qui les amène à jouer plusieurs rôles tout aussi importants, c’est-à-dire : (1) aider à identifier les stratégies émergentes, (2) analyser les pratiques externes et internes, (3) catalyser les processus de formation de la stratégie, et (4) proposer eux-mêmes des stratégies.
Cette attention aux particularités organisationnelles et aux subtilités de la programmation stratégique bien tempérée paraît particulièrement appropriée pour repérer les menaces et les opportunités que représentent les nouvelles technologies de formation à distance et en tirer le meilleur parti possible. Car la première exigence d’une stratégie efficace en ce domaine est de se méfier du chant des sirènes technologiques, pour ne pas heurter les hauts-fonds.
Patrick Guillemet
Spécialiste en sciences de l’éducation
Télé-université
1001, rue Sherbrooke est
CP 5250, succursale C
Montréal, QC H2X 3M4
1. Cuban, L. (1986). Teachers and machines The classroom use of technology since 1920.
2. Bélanger, A. (1997, 16 octobre). Memento. Bulletin de l'Infobourg. (http://www.memento.com/chroniquesab/chronique971016.html) ; Oppenheimer, T. (1997, July). The computer delusion. The Atlantic Monthly, 280(1). (http://www.theatlantic.com/issues/97jul/computer.htm)
3. Mintzberg, H. (1994). Grandeur et décadence de la planification stratégique. Paris : Dunod.