Vers une pédagogie de l'hyper-savoir ? |
Pierre C. Bélanger et Philippe Ross
VOL. 12, No. 1/2, 29-48
Le lyrisme général que suscite l'avènement de la société de l'information n'est pas sans avoir d'incidences sur le domaine de l'éducation. En raison des mutations importantes que provoquent les nouvelles technologies d'information et de communication (NTIC) sur l'ensemble de l'organisation sociale, il importe de s'interroger sur la vocation fondamentale des institutions d'enseignement dans un contexte marqué par l'infiltration croissante de nouvelles technologies dites éducatives. Sur ce plan, deux discours s'affrontent. D'un côté, celui des gouvernements et groupes industriels qui repose sur une vision utilitariste de l'éducation et fait de l'appropriation de la technique l'une des pièces maîtresses du projet éducatif. De l'autre, le discours des « techno-sceptiques » revendique la mise en oeuvre de stratégies d'apprentissage axées sur le développement d'habiletés critiques par le biais de programmes de littératie des médias et des NTIC. La prépondérance des médias et l'abondance d'information qui caractérisent la « cyberécole » imposent une évaluation des bénéfices intellectuels susceptibles d'être générés par des programmes d'éducation aux grammaires et aux logiques de fonctionnement de ces nouveaux outils du savoir.
The general lyricism brought about by the development of the Information Society is also having an affect on the field of education. Because of the important ramifications that new information and communication technologies have upon the whole of the social organization, one must reflect upon the fundamental mission of educational institutions in a context marked by a growing infiltration of new technologies that are promoted as being educational. On that front, two oppositional discourses clash. On the one hand, there is the position of governments and industrial groups that offers a utilitarian view of education while conceiving of technological appropriation as one of the cornerstones of the educational project. On the other hand, the "techno-skeptics" discourse calls for the implementation of learning strategies oriented toward the development of critical skills via media and new technologies literacy programs. The preponderance of media as well as the abundance of information that characterize the "cyberschool" impose an evaluation of the intellectual benefits likely to be generated by media literacy programs.
Insufflé d’une volonté et d’une action politiques d’une rare vigueur, l’avènement de la société de l’information exerce déjà des effets très palpables au pays : la prolifération de nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC) se manifeste non seulement dans toutes les sphères de la société, mais aussi à un rythme soutenu et sans précédent. Cette « révolution », tributaire en grande partie des progrès que permet dorénavant la numérisation, n’est pas sans susciter un fort vent de changement dans le domaine général de l’éducation et, plus spécifiquement, dans le secteur de l’éducation à distance où l’intégration de ces nouveaux outils du savoir à la pratique pédagogique inspire de nouvelles modalités d’apprentissage et de formation.
Au cours des 25 dernières années, la prépondérance des différentes formes de communication médiatisée au sein de la vie quotidienne est devenue à ce point monnaie courante que plusieurs habitudes passent aujourd’hui pour de simples gestes routiniers. Pour la majorité des gens, les NTIC sont parvenues au fil des ans à s’imprégner dans l’ensemble des activités quotidiennes, du travail jusqu’aux pratiques de loisir. Des néologismes tels que télétravail, télé-apprentissage et cocooning illustrent le passage à des environnements médiatiques qui sont non seulement de plus en plus personnalisés mais également adaptés pour opérer à partir du domicile des usagers. Le système éducationnel, loin d’échapper à cette mutation sociétale, est plutôt perçu par les technotopistes comme un terrain particulièrement propice à une acculturation aux modes et mécanismes de fonctionnement des diverses NTIC. En effet, si l’éducation, en raison de la fonction de transmission et de développement des valeurs culturelles, sociales et scientifiques qu’elle occupe, est traditionnellement considérée comme l’une des pierres angulaires sur lesquelles s’érige la société, tout changement qui affecte le fonctionnement normal d’une société se voit du coup, à affecter tant la mission fondamentale du projet éducatif que la façon avec laquelle il est défini et régi. En ce sens, l’avènement de la société de l’information, que plusieurs élèvent au rang du bouleversement sociétal le plus marquant depuis l’époque de l’industrialisation, amène avec lui une nouvelle conception de l’éducation dans laquelle la micro-informatique, les télécommunications, la réseautique, la télévision et les techniques multimédia se voient confier un rôle de premier plan.
Ainsi désignée parce que l’information, sous une diversité de formes, y est devenue l’un des matériaux les plus ubiquistes, le déploiement de la société de l’information n’est pas sans connoter un construit à très forte composante économique. Plusieurs observateurs sont d’avis que, contrairement au discours euphorique que tiennent les promoteurs des inforoutes en annonçant une restructuration des rapports de force au profit du citoyen moyen qui y serait mieux informé, la société de l’information ne serait plutôt que l’étape la plus récente dans l’organisation d’une société de marché qui, ostensiblement, tend à la globalisation des modes aussi bien de production que de consommation. En effet, ce qui caractériserait cette société en émergence, c’est le fait que l’information, et par voie de conséquence, nos faits et gestes, y soient désormais comptabilisés et traités comme des biens commercialisables. Toutefois, comme le rappelle Mosco (1988), cette situation prévaut depuis les tous débuts du capitalisme et n’est donc en ce sens que tout à fait congruente avec les tendances dominantes de notre régime économique. À la différence cependant qu’aujourd’hui, ce sont les impressionnantes possibilités de multiplication, de reproduction, de distribution et de stockage d’information qu’offrent les nouvelles technologies qui tranchent avec les époques antérieures. Ces potentialités édictent inévitablement une reconsidération des principaux paramètres qui participent à définir l’activité éducationnelle dans un contexte où la composante technologique s’impose comme étant instrumentale à une formation contemporaine. Il est indéniable que les institutions traditionnelles du savoir, fondées qu’elles étaient sur la rareté de l’information et des connaissances, sont soumises aujourd’hui à une concurrence sans précédent. À l’heure de la salle de classe et du campus virtuels, il y a lieu de s’interroger sur le rôle de l’école dans un contexte où les nouveaux outils du savoir dont on l’avitaille, favorisent, dans une large mesure, des stratégies d’apprentissage dit « indépendant » ou « autonome » et où le nomadisme intellectuel se retrouve en terrain très fécond.
La conjoncture politique qui prévaut au Canada depuis le début des années 90, contribue très certainement à l’élaboration de discours exaltant le sempiternel renouveau dans le domaine de l’éducation. En effet, la primauté de l’idéologie néolibérale, qui fait de la rationalisation des opérations de l’État le nouveau mot d’ordre, appelle au désengage-ment croissant de l’État des secteurs jusque là sous juridiction publique, au nom de la sacro-sainte lutte au déficit. L’Ontario, le Québec, le Manitoba et surtout l’Alberta sont des exemples particulièrement éloquents de ce phénomène de dévolution, alors que ces gouvernements ont imposé des coupures draconiennes dans le secteur de l’éducation. Toutefois, la nature des stratégies gouvernementales permet de dégager un constat qui en dit long sur l’importance du changement de paradigme en cours : alors que c’est en grande partie sur la masse salariale réservée au corps en-seignant qu’ont porté, et portent encore, l’essentiel des mesures réductionnistes, on assiste simultanément à des investissements substantiels en immobilisations technologiques réservés à l’acquisition non seulement de micros, mais également de périphériques, de matériel de réseau, de systèmes d’exploitation ainsi que de logiciels de tout acabit. Il va sans dire que, sous de telles conditions, la refonte scolaire est mue par une croyance éminemment techniciste.
Le désengagement de l’État et la promotion d’initiatives tous azimuts à forte teneur technique, libère le champ à un accroissement de la place occupée par le secteur privé notamment par le biais de la création d’alliances public-privé. Dans la conjoncture politique actuelle, le domaine de l’éducation est particulièrement vulnérable aux modifications qu’un tel glissement de responsabilités risque d’entraîner, l’école ayant toujours été tenue à l’abri des initiatives mercantilistes proposées par le secteur privé. À cet égard, plusieurs s’interrogent sur les conséquences éventuelles d’une ingérence accrue du secteur privé dans le domaine de l’éducation. On craint qu’à terme, cela ne conduise à l’élaboration d’un curriculum davantage axé sur l’acquisition de compétences techniques et de savoirs spécialisés, présentés comme conditions essentielles au bon fonctionnement de la « nouvelle » société. On redoute qu’une vocation foncièrement utilitariste ne se fasse au détriment de programmes favorisant l’acquisition de savoirs de base et d’une compétence culturelle générale, tel que cela se faisait « avant ».
La symbiose de ces deux facteurs, soit le développement d’une société où la technologie occupe une place centrale (Postman (1993) parle de Technopoly) et un contexte sociopolitique marqué par la réduction des subsides accordé par l’État à la gestion des divers ordres d’enseignement, conduisent à l’urgence d’une réflexion centrée sur les rôles et les fonctions que peuvent occuper les nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC) dans la formation offerte aux futurs travailleurs de la connaissance (Drucker, 1989). L’ampleur des retombées qui découlent de toute modification apportée au système éducationnel rend inévitable la tenue d’un débat publique informé, réfléchi et surtout démocratique qui porte d’abord sur
Or voilà que ce débat menace de ne pas avoir lieu. Car la solution préconisée par les groupes industriels et les gouvernements est déjà annoncée et fait l’objet d’un lyrisme qui n’a d’égal que l’ampleur des enveloppes qui lui sont allouées. Et quelle est cette solution ? L’intégration accélérée et universelle des NTIC à toutes les sphères de l’activité éducative. Cette nouvelle union NTIC-école repose sur la double volonté de :
La prégnance dont profitent actuellement les décisions et actions pro-technologiques dans le secteur de l’éducation n’évacue pas pour autant l’intérêt de se pencher sur un certain nombre d’interrogations fondamentales en rapport avec les enjeux qui y sont reliés. Car quoi qu’en disent les promoteurs, les bénéfices des NTIC tant sur l’apprentissage que sur l’enseignement sont loin de faire consensus. Au cours des prochaines pages, nous exposerons la controverse, l’ambivalence et les craintes auxquelles donne lieu l’actuelle course à la dotation de NTIC dans différents aspects du projet éducatif. Car derrière le chant euphorique qu’entonnent les technotopistes à l’égard des promesses associées aux NTIC, les techno-sceptiques eux, adoptent la voix de la modération en refusant de faire des NTIC les locomotives principales du processus d’apprentissage.
L’emballement dont profite actuellement l’intégration des NTIC aux activités d’apprentissage fait en sorte que certaines questions élémentaires sont balayées sous le tapis au profit d’une soi-disant urgence d’agir. Parmi celles-ci relevons la plus fondamentale : est-ce que les NTIC possèdent une véritable valeur éducative ? En d’autres termes, est-ce que ces nouveaux outils du savoir sont intrinsèquement bénéfiques à l’apprentissage, d’une façon quantifiable, significative et non-équivoque ?
Les milieux de la technologie éducationnelle connaissent à quel point cette question est source de controverse. Le seul aspect sur lequel les tenants des différents camps réussissent à s’entendre est qu’il n’existe pas de consensus absolu sur la valeur éducative des NTIC. Plutôt que d’être liés aux technologies elles-mêmes, les gains réalisés par l’utilisation de l’informatique par exemple seraient davantage le résultat des modalités de présentation, d’assimilation et de rétroaction propres aux méthodes informatisées plutôt qu’à l’ordinateur en tant que support à l’enseignement. Malgré l’absence de preuves scientifiques fermes sur la nature des dividendes rapportés par l’utilisation de NTIC en contexte d’apprentissage, on constate que cette indétermination ne semble pas avoir d’effet de ralentissement trop prononcé sur la course au branchement : le mouvement vers l’école ultra-branchée semble en effet, solidement engagé.
Dans le but d’éviter que l’activité éducative dans son ensemble ne devienne entièrement subordonnée à la volonté déterministe des promoteurs des NTIC et afin de favoriser la réflexion sur les objectifs à atteindre et les moyens à préconiser, il convient de positionner le débat à partir de considérations d’ordre fondamental : comment définit-on l’éducation en cette fin de siècle et quelle vocation veut-on lui prêter à l’aube de l’explosion de la communication et de l’information ? Deux philosophies, diamétralement opposées, soulignent l’essence des tensions en présence.
Dans un premier temps, la vision traditionaliste associe l’éducation à l’enrichissement culturel et à l’épanouissement de l’individu et de sa collectivité. Cette perspective « classique » met l’accent sur le développement de capacités plus généralistes, grâce auxquelles l’individu se façonne une appréciation et un savoir globaux du monde qui l’entoure et une compétence culturelle générale. Dans un second temps, l’éducation est conçue comme occupant une fonction nettement plus focalisée. On insiste ici sur une formation spécialisée et foncièrement utilitaire, grâce à laquelle les compétences acquises préparent l’individu à s’insérer dans, et à s’adapter à l’un ou l’autre des processus dominants de production économique de son époque, c’est-à-dire le marché du travail. Nous appellerons cette position « promotionnelle » en raison de son caractère de parrainage à l’endroit des NTIC.
Dans le meilleur des mondes, le système d’éducation tentera de maintenir l’équilibre entre les forces traditionalistes et modernes dans la mise en oeuvre de diverses stratégies. Historiquement, les niveaux primaire et secondaire sont conçus pour contribuer à l’enrichissement culturel général de l’individu qui, une fois engagé dans le niveau post-secondaire, voit son champ de compétences se préciser et se spécialiser. Or voilà qu’aujourd’hui, l’intégration massive et prioritaire des NTIC non seulement à tous les ordres d’enseignement mais surtout comme l’une des principales artères d’acquisition des savoirs, menace de bouleverser l’équilibre entre éducation généraliste et éducation spécialisée. L’intensité avec laquelle on s’emploie actuellement à adapter aussi bien les curricula que les modes d’enseignement aux potentialités offertes par les NTIC accentue le besoin d’adjoindre aux programmes actuels des éléments de réflexion critiques qui favorisent le développement d’une pensée autonome, analytique et discriminante. D’ailleurs, la mise sur pied de telles initiatives fait depuis plus de 25 ans, l’objet de représentations constantes de la part d’enseignants soucieux d’inculquer un « esprit critique » aux générations montantes chez qui les médias et les technologies occupent une partie appréciable de leur vie quotidienne. Connus sous l’appellation générique de Media Literacy, ces programmes parallèles s’infiltrent graduellement dans les curricula officiels même si leur inclusion se contente généralement de promouvoir une connaissance et une maîtrise élémentaires du fonctionnement de certaines NTIC plutôt que de se pencher sur les principales récriminations qui leur sont adressées. Nous reviendrons sur ce point à la section 5.
Dans le contexte actuel, les gouvernements et groupes industriels, principaux tenants du discours promotionnel entourant les NTIC, ne dissimulent pas leur vision plutôt utilitariste de l’éducation. Ce faisant, on espère assurer une synchronisation entre les milieux de l’éducation et du travail, ce dernier subissant depuis quelques années des mutations importantes en raison de la prolifération des NTIC. On n’a qu’à lire The End of Work de Jeremy Rifkin (1995) pour en saisir tout le sens. Dans une telle conjoncture, on ne s’étonnera donc pas de voir évoluer les milieux de la formation en résonance avec ceux du travail, la compétence technique des apprenants étant perçue comme ouvrant à la double voie d’emplois à haut revenu ainsi qu’à la démocratisation du savoir.
Il est intéressant d’observer qu’une large partie du caractère démocratique que l’on associe aux NTIC repose sur la prémisse selon laquelle plusieurs technologies permettent aujourd’hui une transcendance des contraintes spatio-temporelles qui régissent l’environnement éducatif traditionnel. Ainsi, les nombreuses initiatives de branchement aussi bien des écoles que des foyers s’affichent d’une part, comme clefs de voûte au désenclavement des communautés rurales qui auraient (enfin) un accès tout aussi aisé que les milieux urbains aux variétés et volumes d’informations rendues disponibles par la technologie, et d’autre part, comme pièce maîtresse de l’émergence d’une nouvelle philosophie en éducation centrée sur l’autonomie de l’apprenant, dont les programmes d’éducation à distance en sont l’exemple le plus probant. Conscients du fait que l’éducation à distance est loin de constituer un bloc monolithique, il importe de rappeler que notre réflexion est axée principalement sur la constitution des apprentissages virtuels et du rôle qu’y occupent les nouveaux outils du savoir dont l’informatique, bien évidemment, qui vient en tête de liste.
L’arrivée des nouvelles technologies informatiques suggère donc un changement de paradigme important par rapport au modèle traditionnel de l’éducation où l’apprentissage indépendant et flexible est très peu congruent avec les méthodes prescrites. Le modèle d’une école où la rareté de l’information, du moins en termes d’assimilation de connaissances contenues dans les manuels inscrits au programme, la gestion de cette information en niveaux de difficultés et de conceptualisation qui correspondent aux divers cycles du système d’éducation (élémentaire, secondaire, collégial et universitaire) ainsi que sa structuration en des lieux et des temps nettement établis, se pose désormais comme antithétique à celui que permettent les NTIC. Dans le nouvel environnement éducatif, et tout particulièrement dans celui de l’éducation à distance, l’information est illimitée, son accès y est direct et les contraintes de temps et d’espace sont à toutes fins pratiques inexistantes. Il est évident que dans un cadre aussi ouvert, plusieurs manifestent leur inquiétude quant à l’affaiblissement du contrôle que possédaient jadis les institutions d’enseignement.
Le contrepoids de l’enthousiasme qui emporte les promoteurs du discours pro-technologique est dirigé par une armée d’universitaires, d’enseignants et d’observateurs de l’activité sociale qui réclament un système éducatif qui soit prioritairement démocratique. Bien que le discours promotionnel ne nie pas l’importance de cet objectif, la différence entre les deux thèses tient au fait que chez les critiques, l’acquisition de compétences culturelles générales a préséance sur une spécialisation de l’individu où le savoir est souvent conçu comme quelque chose d’utilitaire, de fonctionnel et de rentable. En somme, on cherche ici plutôt à susciter la réflexion en refusant d’adopter sans discernement les thèses technicistes selon lesquelles la seule présence de la technologie nous contraint inévitablement à l’utiliser, modifiant du coup le type de personnes que nous sommes et la nature de nos institutions, de manière à mieux l’accommoder (Postman, 1996).
Sans pour autant dénoncer l’intégration des NTIC et renier les gains potentiels qui peuvent en découler, le discours critique met de l’avant la réflexion, le débat et l’analyse autour de la (nouvelle ?) vocation de l’éducation. Devant le triomphalisme des promoteurs des NTIC en éducation, les tenants du discours critique proposent tout d’abord la nécessité de situer l’apprentissage dans un contexte social plus large, où la production de sens, par opposition à la simple assimilation d’informations diverses, serait favorisée grâce à l’interaction entre l’élève et les personnes qui l’entourent dont son groupe pair, professeurs, amis, famille, etc. (Pepi et Scheurman, 1996, p. 231). Selon cet axiome, toute intégration créative et socialement bénéfique de la matière commande que celle-ci soit située dans ses contextes culturel et social immédiats qui, conséquemment, se voient à servir de vecteurs déterminants dans l’interprétation qui est donnée à ce qui est vu et entendu (Kerr, 1996b, p. 226). Les fondements épistémologiques d’un tel discours font en sorte qu’il s’inscrit en faux contre une conception de l’acquisition du savoir en tant que simple processus de transmission, d’internalisation et d’accumulation de l’information. Dans l’optique critique, on considère que la véritable valeur de l’apprentissage émane d’un engagement actif de l’individu dans un processus d’assemblage, d’interprétation et d’activation de la matière, processus qui conduit à la construction du savoir à partir des ressources premières tirées de l’expérience et de l’intégration d’information jugées significatives (Salomon et Perkins, 1996, p. 115).
Selon la thèse tenue par les critiques, les technotopistes mettraient l’accent sur la cueillette en vrac, le traitement d’informations disparates ainsi que l’utilisation de fastueuses applications multimédia qui ne favoriseraient pas nécessairement le développement d’habiletés d’interprétation et d’activation des connaissances. Pour les tenants du discours critique, les NTIC réduisent les occasions réelles de rencontres interpersonnelles de visu, évacuant du coup l’importance du contexte social immédiat, et plaçant l’apprenant dans un contexte où l’assimilation et l’interprétation personnelles de l’information est reléguée au second plan, au profit d’un accès de plus en plus rapide à des sources d’information en croissance exponentielle (Tardif, 1996). En outre, ces nouveaux outils du savoir encourageraient une illusion susceptible d’altérer subrepticement la perception qu’ont les usagers du réel car le monde, et par voie de conséquence l’éducation, y est présenté sous des apparats où le divertissement, aussi bien que la captation et la rétention de l’intérêt, semblent souvent l’emporter sur le caractère purement éducatif des contenus offerts (Kerr, 1996a, p. 23). Une situation patente en quelque sorte de domination de la forme sur le contenu. Dans un tel contexte, il y a lieu de craindre que les objectifs d’apprentissage en viennent à être subordonnés à des artifices de forme dont la valeur éducative est loin de faire l’unanimité. Sur le plan cognitif, certains auteurs s’inquiètent du fait que l’utilisation universelle des NTIC en éducation en arrive à créer une génération de « penseurs à la verticale » plutôt qu’à l’horizontale encouragés qu’ils sont à s’investir dans des applications de type « trouvez le mot manquant » où la mémorisation de données factuelles l’emporte sur un apprentissage génératif de nouvelles perspectives (Dickie, 1995, p. 32).
De toute évidence, le rythme et l’importance de l’infiltration massive des NTIC au sein du processus éducatif découlent d’une évaluation foncièrement positive des retombées qu’elles engendrent. Mais si les gains sont si nets, ils le sont pour qui ? À qui profite le plus l’intégration des NTIC dans la formation intellectuelle des usagers ? Aux apprenants ? Aux enseignants ? À l’ensemble de la société ? Aux puissants groupes industriels qui mènent la croisade pour le branchement universel et l’école virtuelle ?
Selon les tenants du discours promotionnel, une préparation efficiente des travailleurs de la connaissance adaptée aux besoins du marché profite d’abord à l’ensemble de la société, en permettant un approvisionnement constant et suffisant de techniciens et gestionnaires compétents, puis corollairement, aux travailleurs eux-mêmes dont la mobilité est grandement accrue en raison de l’acquisition de compétences permettant un accès plus aisé aux emplois les plus en demande.
Pour les supporters de la thèse techniciste, l’augmentation de l’« efficacité » du système éducatif, désormais conçu comme lieu par excellence de synchronie entre les habiletés apprises et les exigences du monde du travail, permettra largement de justifier, et même de rentabiliser, les investissements importants en outils technologiques. Cette volonté de préparer des individus en conformité avec les impératifs technologiques que commandent les forces économiques du marché, est quelque peu atténuée par un discours d’intention voulant que l’accès universel à la quantité infinie d’informations disponibles sur Internet par exemple, soit profitable à l’enrichissement culturel et intellectuel de l’individu, pour peu qu’on lui fournisse les moyens d’y accéder. Cette conception donne à croire que l’individu tire profit de l’utilisation des NTIC dans son apprentissage d’abord en vertu de la valeur intrinsèque de l’information manipulée puis en vivant une expérience d’apprentissage plus agréable, plus engageante et surtout nettement plus flexible, en particulier dans les cas où on fait usage d’applications multimédiatiques. Soulignons à cet égard, les impressionnantes possibilités que permettent les programmes d’éducation à distance qui reposent sur l’utilisation de l’informatique et qui fournissent un cadre d’apprentissage où l’usager maximise l’utilisation des ressources disponibles sur les réseaux auxquels il a accès.
En revanche, pour les techno-sceptiques le premier bénéficiaire de l’intégration à grande échelle des NTIC en éducation est sans conteste le secteur privé, notamment les fabricants d’ordinateurs, concepteurs de logiciels, câblodistributeurs et compagnies de téléphone et de télé-communications qui ont déjà amorcé le déploiement des NTIC dans l’ensemble du circuit éducatif, de la salle de classe jusqu’au domicile. Selon les tenants de ce discours, cette diffusion à grande échelle plutôt que de représenter l’utilisation de la technologie au service de l’éducation serait davantage un exemple patent de l’asservissement de l’éducation à l’industrie technologique. Cette sujétion se ferait en mettant l’accent sur la performance et la productivité humaines, tout en transformant les écoles en ateliers préparatoires dont l’outillage technologique devra être périodiquement remis à jour, au même titre qu’est le parc informatique des autres services publics, compagnies privées, etc. En dernière analyse, les techno-sceptiques exhortent à la réflexion sur le bien-fondé d’une réforme du système d’éducation qui non seulement fait des outils techniques la plaque tournante autour de laquelle gravitent les nouvelles modalités d’apprentissage mais qui de plus, impose le processus même de la maîtrise de ces objets comme condition essentielle à la poursuite et à la dispense du savoir. Examinons plus en détails les revendications respectives des deux thèses en présence.
Avec l’entrée en force des NTIC au sein des institutions et des programmes d’enseignement, on ne s’étonne pas de voir les rôles traditionnels de l’apprenant, de l’enseignant, de l’État et du secteur privé subir d’importantes mutations. Ce qui caractérise le mieux ce nouveau cadre d’action pédagogique est le passage graduel d’un environnement axé sur l’enseignement à un environnement où l’apprentissage, lire l’auto-apprentissage, devient central. Cette progressive métamorphose est une résultante du phénomène d’érosion du « monopole du savoir » que détenaient autrefois les institutions scolaires, érosion en partie due aux inlassables pressions qu’apportent les contenus médiatiques, numériques et informatiques au sens même de la pratique pédagogique. En effet, le nouvel environnement éducatif déborde largement le cadre de la salle de classe. Les ressources nécessaires à l’apprentissage peuvent aujourd’hui être rassemblées à partir d’origines très variées dont une partie importante est accessible de l’extérieur de l’école.
Dans l’ambiance foncièrement technologique qui caractérise le mouvement vers une pédagogie dite contemporaine, l’étudiant se voit assigner un rôle d’(auto)apprentissage actif où il consent à un contrat tacite qui en fait le premier responsable de la qualité des résultats de ses recherches en information et en connaissances. Pour les tenants du discours promotionnel, l’accroissement de l’autonomie de l’apprenant devrait favorablement influer sur la motivation de ce dernier, contribuant ainsi à une assimilation nettement plus enrichissante des connaissances. Cette accentuation des pratiques d’apprentissage individualisées devient ainsi un des traits marquants du contexte généré par les NTIC. Il est légitime de penser que le mouvement à l’individualisation de l’apprentissage apporte une modification significative à l’activité éducative. Malgré la présence d’un certain cadre pédagogique et des objectifs à atteindre, l’utilisation de NTIC, et à plus forte raison de technologies fonctionnant à partir d’hyperliens et d’hypertextes telles que le World Wide Web et les CD-ROMs multimédiatiques, entraîne presque invariablement l’apprenant sur des pistes imprévues qui peuvent enrichir l’expérience éducative certes, mais qui compliquent également l’établissement d’un espace mental et culturel commun.
Alors que dans le contexte d’éducation à distance le recours aux NTIC privilégie nettement le travail individuel, les NTIC peuvent occuper des fonctions beaucoup plus dynamiques dans les milieux où l’enseignement requiert la présence physique et simultanée à la fois du maître et de l’apprenant. C’est le cas notamment des salles de cours ou des laboratoires informatiques où, en raison du nombre insuffisant d’ordinateurs, les élèves sont appelés à travailler en équipe. Dans les programmes d’enseignement traditionnels, on voit généralement d’un bon oeil la mise en commun d’ordinateurs qui favoriserait l’échange de conseils, le mentorat par les pairs, la tenue d’échanges sur la pertinence de ce qui est consulté de même que le désir de travailler plus longtemps à l’ordinateur, en raison du plaisir que retireront les élèves à s’impliquer dans un environnement éducatif basé sur la coopération et l’interaction (Smith, 1995, p. 21). C’est donc dire que cette accoutumance à l’utilisation de NTIC dans la salle de classe ou en réseaux, cultiverait l’habilité au travail en équipe, activité qui du reste semble caractériser nombre d’emplois au sein de l’actuelle globalisation des marchés et des économies.
Du côté de l’enseignant, on soutient que son rôle demeure tout aussi central malgré la responsabilité accrue qui est attribuée à l’élève. Dans ce nouveau contexte, les fonctions didactiques du maître subissent des altérations substantielles. Celui-ci devient le chef-gestionnaire de ces outils du savoir, un architecte chargé de voir à l’édification cohérente des connaissances transmises par ces objets techniques. En somme, comme le fait remarquer Leslie (1993), l’enseignant passe du rôle de sage on the stage à celui de guide on the side1 . Ainsi, c’est toute la relation enseignant-apprenant qui est remodelée dans ce nouveau contexte. On assiste désormais à l’élimination du rapport de forces traditionnel où l’enseignant constitue la figure d’autorité toute-puissante qui dispense le savoir, au profit d’une relation fondée sur la coopération, l’encadrement et où l’enseignant occupe la fonction de guide facilitant la recherche et l’interprétation des informations (Leslie, 1993), dans une intention de construction du savoir. De plus, l’enseignant se voit confier la lourde responsabilité de déterminer à la fois les usages les mieux adaptés aux objectifs pédagogiques ainsi que l’exploration de nouvelles méthodes qui maximisent les bénéfices qu’offrent les NTIC.
Pour ce qui est du rôle que l’État est appelé à jouer dans ce nouvel environnement, le discours promotionnel identifie deux aspects fondamentaux. Il y a d’abord le fait que l’État doive mettre en oeuvre des politiques et des stratégies qui encouragent la dotation des écoles en matériel technologique. D’autre part, il est impératif que l’État procède à des amendements du curriculum éducatif de manière à y intégrer un volet d’éducation aux NTIC et ainsi répondre à l’une des principales revendications des opposants à la technicité croissante de l’école. Rappelons que les tenants du discours promotionnel insistent sur une redéfinition du curriculum qui met à l’avant-plan l’appropriation même des nouveaux outils du savoir, au lieu de promouvoir un programme de littératie des médias et des NTIC où l’emphase est mise cette fois sur la compréhension de la grammaire de ces outils techniques plutôt que sur la simple familiarisation avec leur mode de fonctionnement.
Par ailleurs, en plus d’agir comme fournisseurs privilégiés des nouveaux objets techniques que l’on cherche à rendre universels, plusieurs groupes industriels s’empressent de répondre aux invitations de former des partenariats avec l’État. La tendance à la diminution de la participation de l’État aux affaires d’ordre public ouvre ainsi toute grande la porte aux intérêts privés qui y voient là une occasion rêvée tant d’exposer leurs appareils que de développer des logiciels et autres matériaux pédagogiques pour une masse critique imposante. Qu’on veuille l’admettre ouvertement ou non, il est peu probable qu’une telle collaboration puisse se développer sans que le secteur privé n’en arrive à infléchir soit l’orientation générale du curriculum, soit certaines des stratégies déployées dans la poursuite des objectifs d’apprentissage. L’épineuse question des commandites à l’intérieur des institutions d’enseignement de même que la prolifération d’icônes et de sites publicitaires de tout acabit sur la plupart des engins de recherche constitue en effet un terrain singulièrement propice aux admonestations des techno-sceptiques.
En facilitant la mise en place d’un nouveau cadre d’apprentissage par l’intégration de la technologie, les groupes industriels espèrent tirer profit de la formation d’un individu capable de travailler en équipe, de comptabiliser et de gérer l’information de façon efficace, de solutionner des problèmes avec un minimum d’encadrement et de supervision, et de communiquer avec courtoisie et compétence (Kerr, 1996b, p. 224). Bref, le travailleur de la connaissance doit être efficace, productif et surtout autonome, capable d’effectuer des tâches bien précises sans avoir indûment recours à l’aide de ses supérieurs, geste qui dans ce contexte est perçu comme allant à contre-courant des impératifs d’efficacité et de productivité. À titre de souscripteur à part entière à ce nouveau cadre éducatif, les intérêts privés se retrouvent au centre des efforts de rationalisation qui affectent actuellement le système d’éducation. Aux yeux des techno-sceptiques, cette insistance sur l’entraînement à une consultation aisée et rapide d’information risque de se faire à la décharge d’une construction personnelle des connaissances qui s’établirait à partir d’un long et graduel processus d’assimilation et d’activation des connaissances.
En revanche toutefois, on doit reconnaître que les NTIC ont le potentiel de favoriser la construction non-linéaire et variée des connaissances grâce notamment à l’hypertexte et au multimédia qui, à leur façon, libèrent des formes encadrées et rigides héritées des méthodes d’apprentissage traditionnelles. L’hésitation des techno-sceptiques à se rallier sans retenue à une diffusion massive de ces nouveaux protocoles d’apprentissage tient à la nature même des démarches qu’elles encouragent. Dans le domaine de l’hypertexte notamment, on craint que le passage fréquent d’un lien à l’autre n’en vienne à cultiver une sorte d’accoutumance à une exploration de surface excessive. Le développement de stratégies subjectives d’exploration, en dépit de son caractère foncièrement démocratique et indépendant, n’est pas sans soulever le spectre d’une accentuation de certaines tendances actuelles qui pointent vers une divergence radicale de la connaissance personnelle (Mason, 1997). Le questionnement des techno-sceptiques ne tient pas qu’au seul fait que dans cet environnement de l’hyper-savoir tous n’auront pas consulté la même information mais qu’en plus, ils sont susceptibles de l’avoir parcourue via des sentiers différents. Le rôle de l’enseignant devient alors central à ces démarches de construction intellectuelle alors qu’il doit s’employer à fournir à l’apprenant des repères et des barèmes d’évaluation et d’interprétation à l’égard du matériel sélectionné.
Dans un environnement où l’abondance d’information en est un des traits les plus symptomatiques, la fonction de l’école, et donc du maître, est soumise à une importante révision. Dans l’optique critique, comme du reste le revendique également le clan promotionnel, l’enseignant a tout intérêt à se familiariser avec les nouvelles technologies en présence puisque leur infiltration aux différentes activités scolaires n’est pas à la veille de s’atténuer. Mais au-delà de cette simple appropriation technique, le discours critique réclame l’incontournabilité de former tant les nouveaux maîtres que les maîtres actuels à être en mesure de déterminer les usages les plus appropriés des NTIC dans la salle de classe et de cultiver chez les élèves un sens critique face au matériel qu’ils découvrent au fil de leurs explorations avec les ressources technologiques mises à leur disposition.
On voit donc ici l’essence de la nuance entre la perception du rôle de l’enseignant qu’ont les tenants des discours promotionnel et critique. Alors que pour les promoteurs des NTIC en éducation la pédagogie est articulée prioritairement en fonction du développement de l’autonomie de l’apprenant, pour les tenants de la thèse critique l’enseignant n’en demeure pas moins le maître d’oeuvre dont les responsabilités, loin de s’affaiblir, impliquent désormais une compétence encore plus large.
C’est à ce point qu’entre en jeu toute la question des programmes d’éducation aux médias et aux nouvelles technologies dont le Canada est l’un des principaux acteurs. Ces programmes d’étude, mieux connus sous l’appellation anglo-saxonne de Media Literacy semblent jouir actuellement d’un renouveau si l’on en juge par la visibilité dont ils profitent dans le cadre de conférences tenues un peu partout à travers le monde, dont la plus prestigieuse est certes le Forum international qu’a organisé l’UNESCO en avril dernier à Paris sous la thématique « Les jeunes et les médias demain : problématiques et perspectives ». Un constat commun se dégage de toutes ces initiatives : l’urgence de développer les capacités analytiques de l’apprenant afin de favoriser l’éclosion d’un esprit critique autonome qui soit adapté aux incessantes sollicitations médiatiques de même qu’au magma d’information dans lequel il baigne quotidiennement.
Dans le domaine de l’éducation publique notamment, la formation récente du consortium des provinces de l’ouest est une manifestation éloquente du souci d’établir un cadre commun dans l’atteinte de résultats d’apprentissage spécifiques. Bien que la composante médias et technologies fasse partie des programmes officiels sur le plan de l’énoncé, il est légitime de remettre en question l’ampleur du traitement qui est accordé aux aspects analytiques de l’impact qu’ont les NTIC sur la vie de leurs usagers. Dans une majorité de cas, l’étude des NTIC se limite à une initiation aux modes de fonctionnement de ces appareils alors que l’appropriation technique se substitue à un véritable programme de littératie des médias et des NTIC qui permettrait à l’usager de mieux comprendre la grammaire et la portée des outils qu’il utilise.
Ainsi, la mission éducative de l’État doit faire en sorte que la formation dispensée, que ce soit via l’éducation à distance aussi bien que dans les institutions physiques, contribue au développement d’un sens critique à l’égard des informations disponibles, en cultivant notamment le réflexe de recourir à plus d’une source pour juger de la validité d’une information. Tout en reconnaissant qu’une abondance d’informations fournit certes des pistes de réflexion variées sur une multitude de thèmes, la « pensée critique » va au-delà d’une réflexion sur les pistes initiées par les NTIC et stimule un ensemble d’exercices intellectuels grâce auxquels l’individu en arrive à générer ses propres patrons d’analyse et d’apprentissage (Pepi et Scheurman, 1996, p. 232). À ce titre, il apparaît élémentaire de fournir à l’apprenant les notions nécessaires pour qu’il soit en mesure d’établir une distinction claire entre les données factuelles, les opinions, les arguments d’autorité, les analyses rigoureuses, les conclusions scientifiques, etc. (Tardif 1996). Compte tenu de l’impressionnant volume d’information auquel l’usager des NTIC a accès, le développement d’habiletés discriminatoires s’impose de lui-même.
L’idée d’une pensée critique autonome est tout à fait compatible avec la nécessité de réfléchir et de débattre sur la déification dont profite actuellement la technologie sur la scène sociale. En ce sens, Postman (1995) propose que l’école ne devrait même pas favoriser l’acquisition de compétences techniques en informatique car, à l’instar de la conduite automobile, la majorité de la population aura appris comment utiliser un ordinateur d’ici dix ans sans l’aide de l’école (p. 4). Ce que nous devrions plutôt nous employer à connaître au sujet de l’automobile - de même qu’au sujet de l’ordinateur, de la télévision et des autres technologies - n’est pas comment les utiliser, mais plutôt comment elles nous utilisent. La fameuse maxime de McLuhan Le médium est le message acquiert tout son sens ici, en ce qu’elle convie à une réflexion sur l’importance des bouleversements qu’entraînent les médias et les technologies au sein d’une société, réflexion qui épouse les visées fondamentales des programmes de littératie aux médias et aux nouvelles technologies.
Il va sans dire que la place que réserve le discours critique au secteur privé dans le processus éducatif serait idéalement, tout à fait inexistante. Selon la vision des techno-sceptiques, les infiltrations d’intérêts privés dans le milieu de l’éducation constituent la première étape du développement d’un complexe industrio-éducationnel qui, bien qu’il contribue à l’injection de capital dans l’éducation et la recherche, n’opère pas moins selon une doctrine où tout argent investi doit être récupéré et préférablement avec profits (Picciano, 1994, p. 97). On comprendra qu’un tel principe directeur soulève de sérieuses réserves de la part des traditionalistes pour qui l’école doit demeurer une chasse-gardée à l’abri des intérêts corporatifs.
La double implication d’intérêts corporatifs et gouvernementaux dans la course au branchement des institutions scolaires du pays, indique clairement la confiance que l’on accorde à ces nouveaux outils du savoir comme moyens et ressources pour la formation intellectuelle. Plusieurs de ces alliances privé-public ont par ailleurs commencé à donner des résultats tangibles et font désormais partie du paysage d’apprentissage quotidien de plusieurs programmes d’enseignement. À titre d’exemple, mentionnons l’imposant projet SchoolNet/Réseau scolaire canadien dont le Media Awareness Network/Réseau éducation-médias est un dérivé naturel et auquel participe généreusement le consortium des compagnies de téléphone canadiennes Stentor ou encore celui de Cable in the Classroom/La câblo-éducation, une initiative des compagnies de câblodistribution du pays, deux manifestations qui témoignent de l’ampleur de la collaboration entre les milieux corporatif et de l’éducation. Le phénomène est encore plus perceptible lorsque l’on inclue à la liste les nombreux partenariats locaux auxquels participent des fabricants d’ordinateurs, de logiciels et de réseaux qui fournissent leurs produits, sinon gratuitement du moins à fort rabais, en retour du privilège de faire partie de la liste du nouveau matériel pédagogique de base d’une école.
Plutôt que d’adhérer entièrement à la thèse dominante du moment qui présente les NTIC comme étant des élixirs dont le potentiel peut radicalement améliorer l’essentiel du système d’éducation et qui conçoit l’émergence des curricula électroniques comme étant en mesure de livrer des résultats nettement plus favorables que les programmes traditionnels, au cours de cette réflexion nous avons plutôt opté pour une approche à caractère exploratoire afin de mieux comprendre la nature des tensions qui entourent l’intégration des NTIC à des fins éducatives. On saisit davantage tout le poids des enjeux en présence lorsque l’on lit Steve Jobs, un des deux co-fondateurs de l’empire Apple Computer Inc., déclarer à la bible des NTIC, le magazine américain Wired, que contrairement à ce qu’il pensait à l’époque où il offrait gratuitement ses ordinateurs aux écoles, il croit aujourd’hui, comme du reste plusieurs autres observateurs, que le principal problème avec l’éducation de nos jours ne peut être réglé par la technologie.
S’inscrivant dans l’esprit de scepticisme qui remet en question le bien-fondé du discours promotionnel des technophoriques, une récente étude du cabinet McKinsey & Co. Inc. effectuée pour le compte du National Information Infrastructure Advisory Council aux États-Unis, conclue que les investissements en matière de technologies éducatives devront tripler avant que l’on puisse espérer qu’elles atteignent un niveau de véritable utilité dans les écoles (Emerson, 1997). De plus, deux autres données, provenant cette fois du contexte canadien, viennent tempérer l’ardeur du credo techno-éducatif : il y a d’abord le fait que les budgets consentis à l’éducation reculent, en moyenne, de 3 % par année au pays ; ensuite, statistique que l’on semble prendre plaisir à oublier, les derniers chiffres de Statistique Canada indiquent que seuls 31,6 % des foyers canadiens seraient munis d’un micro-ordinateur. Des considérations de ce type soulignent à quel point il importe de relativiser l’enthousiasme qui emporte ceux qui présentent les NTIC comme étant l’eldorado de la connaissance universelle, instantanée et accessible en tout temps, tout lieu. Comme le rapporte Kerr (1996a) dans son bilan historique (p. 10), l’utilisation de (nouvelles) technologies à l’école démontre clairement que dans le cas spécifique du magnétoscope et du téléviseur notamment, celles-ci ont tendance à s’intégrer avec moins de résistance à l’école une fois qu’elles ont atteint un taux de pénétration généralisée à l’ensemble de la population et qu’elles sont parvenues à se greffer aux habitudes quotidiennes de leurs usagers.
Aux yeux des techno-critiques, l’indéniable rutilance qui caractérise la majorité des NTIC présentes aussi bien à l’école que dans les foyers, serait en train d’émasculer certains des principes les plus fondamentaux de la pédagogie (Mason, 1997 ; Postman, 1996 ; Sale, 1995 et Stoll, 1995). On craint que la fragmentation des démarches intellectuelles mises en oeuvre par l’hypertexte par exemple, n’en vienne à générer une forme d’apprentissage par osmose, sujet aux aléas de la relative pertinence des documents consultés. L’emballement à naviguer ad nauseam à la surface de mers d’information sans toujours avoir les balises analytiques requises, évacue trop rapidement du débat pédagogique la question fondamentale des modalités idéales pour édifier le territoire mental nécessaire à une pleine participation au nouveau projet qu’est l’avènement de la société d’information.
Il est fort probable que l’utilisation de NTIC à des fins d’apprentissage engendre des mécanismes cognitifs d’un ordre bien différent de ceux que l’on retrouve dans les mili eux d’enseignement traditionnels. Alors que plane la menace d’une société à deux vitesses où les « Information rich » seront nettement différenciés des « Information poor », il apparaît impératif d’amener le milieu de l’éducation à aller au-delà d’une simple compétence à survivre dans une culture technologique pour plutôt en faire un lieu où la quête et la gestion de l’information sont accompagnées de démarches évaluatives sur les incidences cognitives, culturelles, économiques, sociales, politiques et pédagogiques de ces outils sur le développement de la personne. Sans remettre en question le bien-fondé des efforts de démocratisation à l’accessibilité aux NTIC en actuelle phase de déploiement un peu partout au pays, il n’en demeure pas moins que sans un complément didactique portant sur la littératie de ces nouveaux objets du savoir, la dichotomie sociale que l’on tente d’éviter sur le plan de l’accès aux NTIC, risque de se manifester sous des formes encore plus insidieuses telles que ceux qui « savent » versus ceux qui « ne savent pas ».
En plus de cette éducation aux codes et grammaires propres aux NTIC, Tardif (1996) propose que l’appropriation et l’utilisation des nouvelles technologies en contexte éducationnel se fassent en tenant compte, notamment, des trois aspects suivants :
Il importe de se rappeler que l’actuel engouement envers les NTIC possède déjà sa petite histoire. Aux débuts de la radio, Thomas Edison avait prévu qu’elle supplanterait le maître. Dans les années 50, Buckminster Fuller prédisait que la télévision deviendrait le centre des apprentissages réalisés à partir du domicile. Puis dans les années 60, ce fut au tour des projets à grands budgets pour faire de la télévision le véhicule privilégié pour la dissémination de contenus éducatifs. Jusqu’à ce que le vent tourne avec l’arrivée d’Internet, les succès de l’informatique scolaire étaient loin de faire l’unanimité. Plutôt que du succomber à la doctrine de l’impératif technologique, le milieu de l’éducation aurait avantage à se questionner non pas ce que l’avenir sera mais bien ce qu’il devrait être. Une réflexion de ce type est susceptible d’élargir notre champ de vision au-delà des limites auxquelles nous contraint notre fascination actuelle envers la dernière version de cette longue lignée d’innovations révolutionnaires.
Pierre C. Bélanger, Ph.D
Département de communication
Université d’Ottawa
554, av. King-Edward
C.P. 450, Succ. A
Ottawa, ON K1N 6N5
CANADA
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1. Traduction libre : sage sur le plateau à guide derrière le rideau.
ISSN: 0830-0445