VOL. 33, No. 1 2018
L’objectif de cet article est d’identifier des dimensions de la formation à distance qui pourraient influencer le développement de rencontres interculturelles ‘renouvelées’, et de discuter des stratégies à soutenir sur un plan éducatif. Les auteurs convoquent les résultats d’une étude centrée sur le rôle de la communication en ligne dans la rencontre de l’autre dans le modèle pédagogique Cultura. En guise de contraste, les tensions inhérentes à la rencontre interculturelle sont examinées dans un MOOC de communication interculturelle. Le MOOC, par ses caractéristiques, permet-il aux participants d’approcher l’interculturel de façon dialogique, critique et réflexive –marques d’un interculturel ‘renouvelé’ en éducation ?
This article aims to identify aspects of telecollaboration that could have a positive influence on the development of ‘renewed’ intercultural encounters. The authors also discuss the strategies needed to construct new knowledge about such encounters. The starting point is a review of a ‘classic’ model of online intercultural telecollaboration, Cultura. As a contrast, the way(s) the intercultural is constructed, negotiated and problematised in a MOOC about intercultural communication. Through their specific aspects, can MOOCs allow participants to look into the intercultural from a dialogical, critical and reflexive angle, which are signs of a much needed ‘renewed’ interculturality in education?
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Avec l’essor d’Internet et le développement de l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans l’éducation et la formation, des recherches ont été conduites sur l’intérêt du recours à la télécollaboration pour l’apprentissage de la communication en langues durant les dernières décennies (O’Dowd & Ritter, 2006 ; O’Dowd & Lewis, 2016). En ce sens, ces travaux s’intéressent aux pratiques d’enseignement, aux apprentissages, aux dispositifs et aux technologies qui pourraient favoriser la construction d’une compétence langagière, culturelle voire interculturelle (Helm, 2015). Ainsi, des référentiels institutionnels qui proposent une déclinaison de ces compétences autour de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être ont été élaborés, comme par exemple le Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues issu des travaux du Conseil de l’Europe. Pour autant, la dimension interculturelle de l’apprentissage de la communication en langue se heurte à des interprétations variables qui mènent à des malentendus. Ceux-ci peuvent, dans certains cas, conduire à des “impostures interculturelles” (Dervin, 2011), lorsque, par exemple, la démarche pédagogique se résume à la présentation d’une culture nationale figée, présentée comme une arborescence d’attributs et de comportements, de recettes et de coutumes. De même, lorsque l’approche interculturelle se fonde uniquement sur des éléments différentialistes, « racistes sans race » (dans le sens où la culture sert à tout expliquer et à positionner l’Autre dans une infériorité affligeante) et apolitiques (la notion de pouvoir étant rarement convoquée). Or, les risques de ces pratiques paralysantes et réductrices pour la compréhension de l’homme ont été tôt annoncés (Abdallah-Pretceille, 1999). C’est souvent le cas des approches interculturelles utilisées à travers le monde, souvent euro-centrées et/ou occidentalocentrées, tels que les travaux de Byram (1997) ou Deardorff (2009). Dans un article un peu daté mais qui peut servir de référence critique, Shi-Xu (2001) décrit les aspects problématiques de ces approches d’un point de vue décentré, hors du centre (la Chine). Notre article prend note de toutes ces critiques.
C’est dans ce cadre que des dispositifs pédagogiques de télécollaboration ont vu le jour, comme, par exemple, l’incontournable programme d’échanges Cultura (Furstenberg et al., 2001), qui cherche, depuis 1997, à explorer le potentiel de la communication entre pairs en ligne dans la construction de nouvelles compréhensions de la culture. Qu’en est-il depuis ? Nous nous sommes demandés si des évolutions dans l’éducation interculturelle émergeaient des formations à la communication sur les MOOCs (Massive Online Open Courses), parfois perçus en tant que “technologies du changement” – disruptive technology (Conole, 2013). Ainsi, l’objectif principal de notre étude est d’identifier des dimensions de la formation à distance qui pourraient influencer le développement d’une approche interculturelle ‘renouvelée’, c’est-à-dire qui répond aux critiques récentes de l’interculturel (voir plus haut, Dervin, 2008 ; Barbot, Dervin, 2011 ; Dervin, 2016), et de discuter des stratégies à soutenir du côté des pratiques d’enseignement à distance pour y parvenir. A cet effet, nous convoquons les résultats d’une précédente étude (Trémion, 2011) qui considérait les pratiques discursives propres à la communication en ligne dans un dispositif pédagogique à distance, le programme Cultura, comme vecteur possible non seulement de tensions et d’incompréhensions (O’Dowd & Ritter, 2006), mais aussi de déconstructions de stéréotypes. Ce processus qui fait alterner des phases de tensions-déconstructions, fondamentales dans un apprentissage interculturel, pose problème dans le cadre d’une éducation de type culturaliste qui cherche à établir des généralisations plutôt que des variations, en se fondant avant tout sur une approche essentialiste et souvent euro-centrée de la culture. Dans cet article, nous chercherons donc à observer la manière dont s’expriment et sont gérées ces tensions dans un MOOC de communication interculturelle, après avoir soulevé les questions théoriques et méthodologiques que pose l’étude de l’interculturalité dans la formation à distance
La dernière décennie a connu une profonde remise en cause de la notion polysémique d’interculturel à travers le monde, et ce dans divers domaines de recherche. Inspirée de l’anthropologie et de la psychologie sociale, entre autres, la perspective renouvelée de l’interculturel remet en question la propension à considérer la culture comme possédant un « esprit, des sentiments et des intentions » (Wikan, 2002, p. 83), à lui donner trop de pouvoir décisionnel, mais aussi à l’homogénéiser (Phillips, 2007, p. 45). La connaissance des cultures autres, qui a longtemps été la base du projet d’une pédagogie interculturelle (Abdallah-Pretceille, 1999), s’est montrée insuffisante, irréaliste et biaisée pour préparer aux rencontres d’aujourd’hui. Elle demeure, néanmoins, souvent au cœur des recherches sur l’interculturel dans la formation en ligne, qu’elles soient clairement culturalistes (la culture comme explication exclusive des problèmes dits interculturels) ou ambiguës sur ce point (voir O’Dowd & Lewis, 2016).
Le paradigme de l’interculturel dit ‘renouvelé’ soutient que les rencontres interculturelles sont dynamiques et qu’elles se fondent sur des négociations dialogiques, mais aussi sur le développement de positionnements et de co-constructions de savoirs entre individus tous pluriels (Piller, 2010 ; Holliday, 2010). Cette approche nous incite alors à examiner les rencontres sous le prisme du continuum différence-similarité (plutôt qu’être exclusivement différentialiste), de l’instabilité et des relations de pouvoir. L’apprenant, devrait être muni d’outils lui permettant de saisir ces phénomènes. Il pourrait s’agir de développer un questionnement autour des discours sur la culture, de débusquer les discours ethnocentriques sur le soi et l’autre, de tenter de rencontrer l’autre dans ses diverses diversités et d’interroger l’influence des relations de pouvoir sur les constructions de soi et de l’Autre (Dervin, 2015 ; Dervin, 2016).
Nous sommes d’accord avec P. Nynäs (2001) qui affirme que « there is no way we can provide a technique for successful communication or a causal model for intercultural communication » (p. 34). Il n’y a pas de panacée pour l’interculturel. La compétence dite interculturelle, qui a été discutée depuis longtemps dans notre domaine (Byram, 1997 ; Deardorff, 2009, Deardorff & Lily, 2017), souvent de manière euro-centrée, et qui a inspiré de nombreuses recherches sur la télécollaboration, n’est ni programmable ni éternelle. Partant d’une approche interculturelle critique et réflexive (Holliday, 2010 ; Dervin, 2016), nous sommes d’avis qu’il nous faut renégocier cette aptitude en permanence. De fait, cette actualisation implique des postulats idéologiques partagés par les chercheurs qui tentent de réformer l’interculturel. Ainsi, au lieu de se focaliser sur une culture dite nationale, l’éducation interculturelle devrait s’intéresser aux diverses diversités de chacun (âge, genre, religion, classe sociale, etc.) et aux interactions entre ces diverses appartenances dans les rencontres interculturelles. Ces diverses diversités (la répétition est intentionnelle) vont bien au-delà de ‘la diversité’, qui fait souvent référence à l’Autre, l’étranger, l’immigré (Dervin, 2016). Dans cette perspective, il importe également d’insister sur le refus de l’essentialisme et/ou du culturalisme car ces phénomènes mènent souvent à la discrimination, à l’affirmation de supériorités ou à la manipulation de l’interculturel. En ce sens, il paraît fondamental de considérer l’interculturel sous l’angle des contradictions, des discontinuités, et des instabilités. Nous avons proposé la notion de simplexité pour traduire ces mécanismes (Dervin, 2016) : l’interculturel se situe entre le simple et le complexe et tout comme Sisyphe qui doit rouler l’énorme rocher jusqu’au sommet d’une colline à perpétuité, chacun doit élaborer une approche interculturelle entre ces deux pôles sans toutefois jamais pouvoir atteindre l’une ou l’autre de ces extrémités. L’interculturel n’est jamais programmable : tout contexte, tout interlocuteur mènent à des interactions différentes et nécessitent des (re-)négociations.
Ici, nous nous intéressons à la proposition de O’Dowd qui justifie l’intérêt de l’usage de la télécollaboration dans la construction des savoirs en classe de langue en indiquant :
it allows educators to engage their learners in regular, (semi-) authentic communication with members of other cultures in distant locations and also gives learners the opportunity to reflect on and learn form the outcomes of this intercultural exchanges within the supportive and informed context of their language classroom (O’Dowd, 2011, p. 342).
Toutefois, l’utilisation des technologies n’est pas neutre dans ce processus ; la médiatisation influence la nature de la construction de l’interaction entre pairs (Mondada, 2006).
La technologie ouvre, ainsi, des possibilités nouvelles ou au contraire restreint la communication, ce queDevelotte, Kern et Lamy (2011) résument sous le terme d’ « affordance communicative » des outils technologiques.Ce postulat suscite un questionnement autour de la construction du discours interculturel dans les dispositifs d’enseignement à distance ; il s’agit de porter un intérêt particulier au contexte d’élaboration des pratiques langagières, et donc de la construction du sens. Par l’absence de face-à-face pédagogique, et la possibilité d’interagir en très grand groupe avec les outils numériques, l’échange en ligne pourrait permettre de développer un sens critique envers l’interculturel. En effet, en se confrontant à des discours instables multiples sur la notion de culture partagés par les autres participants, l’apprenant aurait davantage de possibilités de développer ses compétences critiques et réflexives face à cet objet polysémique. Enfin, la variété des interactions dans les MOOCS se révèle être un facteur de motivation voire de réussite de la formation (Cisel, 2017).
Pour préciser le contexte de notre questionnement, notons que l’offre des MOOCS en termes de contenu est grande. Selon Clinnin les MOOCs « range from Calculus to the Music of the Beatles (Coursera, 2014); a student can find a class on advanced computer science or mathematics, and even humanities courses such as world music appreciation or science fiction » (Clinnin, 2011, pp. 140-141). Nous nous référons donc à la définition du MOOC qui le présente comme « tout cours en ligne ouvert à un nombre quasiment illimité de participants, avec des contenus présentés sous forme de vidéos d’une dizaine de minutes, des activités régulières autocorrectives et/ou évaluées par les pairs, des forums avant tout destinés aux échanges entre participants et avec un tutorat limité voire inexistant » (Mangenot, 2014, s.p.).
Un balayage de ses caractéristiques permet toutefois d’identifier des spécificités à interroger du point de vue pédagogique puisque son architecture permet :
Des études ont proposé une typologie du MOOC qui met en lien pédagogie et technologie. Ainsi, Conole (2013) identifie 11 critères pour évaluer l’efficacité des MOOCs pour l’apprentissage. Chaque critère varie entre faible/moyen/important selon les cas étudiés.
De nombreuses études sur les MOOCs sont très critiques face à ses promesses pour l’apprentissage. Bates (2012), par exemple, note que la plupart des MOOCs « are based on very old and out-dated behaviourist pedagogy, relying primarily on information transmission, computer-marked assignments and peer assessment ». De même, Jona and Naidu (2014) regrettent que les MOOCs homogénéisent et dépersonnalisent l’acte éducatif. Enfin, Wahyudi et Malik (2014) alertent les lecteurs du risque d’atteinte à la démocratie par l’imposition de points de vue sur les forums des MOOCS. Suite à la participation des chercheurs à un MOOC intitulé Critical Thinking in Global Challenges,ceux-ci remarquent notamment que les ‘voix’ périphériques, c’est-à-dire hors de l’Occident, étaient entièrement absentes du MOOC malgré le titre annoncé. Cette remarque s’inscrit parfaitement dans le paradigme interculturel renouvelé proposé, qui requiert la présence de voix périphériques dans la problématisation des voix interculturelles (en bref : hors Europe et Amérique du Nord).
Conscients de ces critiques, nous avons décidé de nous orienter sur les voix des participants à un MOOC de formation à la communication interculturelle en centrant notre attention sur les échanges ayant lieu dans les espaces de communication. Ceux-ci visent à faciliter le développement de pratiques sociales et langagières, à créer du lien entre les participants. En outre, il existe des spécificités relatives à la communication médiatisée par ordinateur (CMO) ; les normes de la communication en ligne se distinguent de celles du face-à-face (Marcoccia, 1998). À ce titre, l’étude des échanges écrits sur les MOOC peut éclairer les conditions de développement d’une éducation interculturelle ‘renouvelée’ en formation à distance.
Le MOOC Understanding Russians : Context of Intercultural Communication (désormais URCIC), a été développé en anglais sur la plateforme Coursera par la National Research University – Higher School of Economics à Moscou (Russie). C’est l’un des rares MOOC dédié à l’interculturel. Il servira d’étude de cas dans cet article. Notons que nous ne tenterons pas de généraliser la valeur des MOOCS pour la formation interculturelle à partir de cet exemple.
Il est important de noter que les participants ne savaient pas que leurs échanges seraient l’objet d’un article de recherche. Ainsi, nous ne souhaitions pas influencer leurs prises de parole en relation avec l’interculturel en révélant nos objectifs. Dans une étude postérieure, il serait intéressant, avec l’accord de l’institution propriétaire du MOOC, de retracer les commentaires des utilisateurs uniques afin d’obtenir des données plus complexes. Avoir accès aux utilisateurs pour les interviewer sur leurs expériences pourrait également enrichir l’analyse. Toutefois, comme nous partons d’une approche de l’interculturel, qui se fonde sur l’instabilité et la construction discursives, il nous semble difficile d’essayer d’identifier une certaine progression linéaire dans la mise en scène des rencontres interculturelles.
Ce MOOC accrédité proposait à ses participants une formation gratuite sur 9 semaines, du 12 octobre au 19 décembre 2015, de l’ordre de 4/6 heures de travail par semaine. La dimension de formation interculturelle du MOOC est annoncée sous les termes suivants : Learn about the intercultural communication process using Russian-Western communication as an example. Look at the interrelations between different contexts (cultural, institutional, professional, social, interpersonal) of communication focusing on cultural history and national psychology of Russians.
Le calendrier de la formation a également motivé notre choix ; nous avions besoin d’une formation de plusieurs semaines afin d’observer la manière dont se déroulent les interactions. Pour être en mesure d’identifier les modalités de l’environnement d’apprentissage du MOOC URCIC, nous nous sommes inscrits en tant qu’étudiants, ce qui nous permettait d’avoir accès à l’interface destinée à ces deniers. Toutefois, nous n’avons pas souhaité participer aux discussions sur les forums afin de ne pas orienter la forme et le contenu des interactions entre les participants.
L’observation de l’environnement d’URCIC nous conduit à identifier cinq axes qui composent le MOOC :
Nous nous sommes intéressés aux échanges en ligne. En ce sens, nous avons recueilli les productions des participants sur les forums du MOOC ; le corpus se compose de 964 messages rédigés en anglais. Il s’agit, selon la catégorisation proposée par Van der Maren, de données invoquées (Van der Maren, 2003, p.18), c’est-à-dire qu’elles « existent indépendamment de la recherche ».
Notre approche méthodologique, en cohérence avec le positionnement théorique critique concernant l’essentialisme, vise à s’éloigner des généralisations ; la rencontre de l’Autre n’a pas d’autre logique que celle du chaos, de la diversité et de l’intersubjectivité. En ce sens, nous avons cherché les moyens de mettre au jour les points de rencontre avec l’Autre, c’est-à-dire avec des mondes instables et pluriels à travers l’étude de l’expression des flux dedans-dehors qui traversent et font voyager le sujet. Ainsi, nous considérons que le processus de construction du discours donne des indices relatifs à une démarche interculturelle ‘renouvelée’, comme nous l’indiquons supra : « it’s necessary to consider how linguistics, broadly understood, allows for the possibility of dealing with the complexities of language understood as a medium for the creation, communication and interpretation of meanings » (Dervin & Liddicoat, 2013, p. 11). En cela, nous nous sommes attachés aux modalités d’énonciation comme autant de marques de la construction d’un positionnement du sujet dans sa relation au monde (Kerbrat-Orecchioni, 2002) ; plus ou moins rempli de certitudes face aux mystères de l’autre. De fait, notre méthodologie s’inscrit dans une approche pragmatique de la langue comprise comme action. Du point de vue de la présentation des discours relevés, la configuration des messages que les étudiants peuvent choisir d’écrire de façon anonyme ou pas rend impossible l’attribution d’une lettre à chaque message échangé par étudiant ainsi que l’identification du nombre exact d’étudiants qui ont participé aux forums. Nous choisissons donc de citer les messages sans référence à leur auteur.
L’objectif de notre étude est, comme nous l’avons évoqué, d’interroger la pertinence de l’utilisation du MOOC comme dispositif de formation interculturelle renouvelée. Pour cela, nous avons cherché à identifier les interactions développées sur un forum de discussion dans deux dispositifs pédagogiques à distance visant l’apprentissage de la communication interculturelle : l’un dans le champ des langues étrangères et l’autre dans le champ du commerce – tous deux mettant l’exploration de la complexité de la communication interculturelle dans ses aspects verbaux et non verbaux au centre de leur projet. D’après Henri, Peraya et Charlier (2007, p.13) le forum, en tant qu’objet empirique peut être envisagé sous trois dimensions : 1) le dispositif médiatique articulant les dimensions technologique, symbolique (sémiocognitive) et relationnelle (sociale), autrement dit un dispositif techno-sémiopragmatique; 2) le dispositif de formation utilisant l’environnement technique « forum »; 3) le texte constitué de l’ensemble des interactions langagières produites et échangées dans le forum. Le travail présenté ici est principalement considéré sous ce dernier angle.
Une première étude interrogeait l’élaboration d’une compétence interculturelle dans le cadre du dispositif Cultura (Trémion, 2011). Pour cela, nous avons réalisé une analyse de discours et de pratiques déclarées de 17 apprenants du MIT (Massachussetts Institute of Technology, Boston, Etats-Unis). Le corpus, recueilli sur 10 semaines, se composait de fils de discussion issus de forums, et d’entretiens semi-directifs.
L’analyse de l’activité énonciative sur les forums de Cultura a donné lieu à l’identification d’indices de mise à l’épreuve des catégorisations et des représentations sociales des étudiants (présence de modalisations, de référenciations multiples et de négociations). L’étude a montré que les interactions écrites sur les forums pouvaient favoriser la mise en scène du caractère situé (variation selon la situation de communication), dynamique (variation dans le temps), et intersubjectif (variation selon l’interlocuteur) des discours sur la culture/l’interculturel. La conclusion de l’étude nous a alors amenés à identifier le rôle essentiel du développement de procédures critiques et réflexives, mais aussi le rôle décisif de l’accompagnement de l’enseignant en coulisse pour une formation en ligne capable de favoriser la rencontre avec l’Autre.
L’intérêt suscité par le développement des MOOC dans les sphères éducatives nous invite à reconsidérer ces questions : quelles formes prend le discours entre pairs dans un MOOC centré sur la communication interculturelle ? Quel(s) rôle(s) joue-t-il ? Trouve-t-on des signes d’un interculturel renouvelé? L’absence d’accompagnement a priori pose enfin des questions de modèle pédagogique dans le MOOC, mais aussi de conception, régulation, d’évaluation des savoirs interculturels, dans un contexte où le rôle des échanges entre pairs s’avère plus que jamais fondamental dans l’autonomisation des sujets-apprenants (Barbot & Trémion, 2016).
A la suite des résultats précédemment énoncés, l’objectif suivi est donc de comprendre les logiques qui encadrent l’élaboration des échanges verbaux entre pairs sur l’interculturel. Nous postulons que les aspects pédagogiques, technologiques et discursifs propres à l’environnement des MOOCs pourraient favoriser l’expression de tensions indispensables au changement de modèle de formation interculturelle, ce basculement étant nécessaire dans une conception de l’éducation interculturelle ancrée dans la diversité (Dervin, 2016). A partir de ce postulat, nous avons cherché à répondre aux questions suivantes :
Ajoutons qu’au départ, notre projet était de proposer une étude plus générale des MOOCs dans leurs aspects discursifs pour l’éducation interculturelle, mais la diversité des paramètres des formations proposées en ligne, en termes d’outils de communication mobilisés nous a amenés à revoir nos objectifs. Nous avons par conséquent centré notre étude sur un dispositif que nous nous proposons ici de détailler. Les résultats de notre étude n’ont donc pas pour vocation d’être applicables à tous les MOOC de formation à l’interculturel.
Au fil des forums de discussion, les participants expliquent pourquoi ils se sont inscrits à un MOOC qui propose d’aider à communiquer ‘interculturellement’ avec les ‘Russes’. Il est d’abord intéressant de noter que, d’après les auto-identifications des participants, les inscrits viennent de pays divers mais aussi de Russie (établis à l’étranger et dans le pays même).
Il semblerait que la motivation des participants soit typiquement culturaliste : Ils veulent apprendre et/ou approfondir leurs connaissances de la culture russe.
Les discours sont typiquement différentialistes (1, 2, 3, 4), exceptionnalistes (1) mais aussi utilitaristes (3, 4). On y trouve également des discours admiratifs sur la ‘culture’ russe (2, 3). L’aspect utilitariste se retrouve chez les participants issus de l’ « industrie de prévention du choc culturel » (Hannerz, 1999), c’est-à-dire des consultants et enseignants d’interculturel inscrits au cours, qu’ils soient basés en Russie ou à travers le monde :
Le dernier commentaire réfère à une fonction souvent ressassée par les participants : le networking. Certains participants vont même jusqu’à déposer une sorte de petite annonce pour trouver un correspondant. Enfin, de nombreux participants semblent vouloir, au-delà de la formation, recueillir des informations culturelles (Abdallah-Pretceille, 1986) :
Nous notons toutefois dans ces deux extraits que ces participants souhaitent, d’un certain côté, trouver une autre vérité (au singulier, voir « this difference », « the other perspective ») sur les ‘Russes’ – ce qui mènerait très facilement à une autre forme d’essentialisme. L’extrait 9 montrerait que le participant semble croire à une essence russe contraire à ce que les médias construisent de la Russie (« what Russians are ‘really like’ »).
La communication sur les forums est encadrée d’abord par sept ‘macro’ fils de discussions proposés par les auteurs du MOOC :
Au début des forums, outre la netiquette déterminée par Coursera, les enseignants imposent un contrat de travail en expliquant que chaque participant doit déposer au moins dix messages pour chacun des ‘macro’ fils, d’environ 100 à 300 mots chacun. On peut donc dire que les interactions sont hétéronomisées, ce qui, dans certains cas, peut mener à une communication artificielle. Les étudiants sont toutefois libres de commencer des fils de discussion au sein des macro-fils. Ils peuvent décider de poster leurs messages de façon anonyme ou pas. Des encadrants sont identifiables dans les discussions (staff ou tutor). Enfin, l’interaction sur les forums n’a pas d’incidence sur la note finale.
Le ton est très amical sur les forums. On sent une envie collective d’apprendre des autres et de coopérer. Une seule occasion de conflit s’est présentée lorsqu’un des participants a attaqué directement les auteurs du MOOC lorsqu’il écrit : « Now I’m pretty certain about your goals on this course. It’s not to learn something, but rather to teach others how bad, voilent, and blood-thirsty Russians are ». Il explique se sentir offensé par certains arguments présentés sur le forum concernant les tensions en Crimée et en Ukraine. Un des participants lui demande de préciser sa pensée :
Nous avons là un étudiant qui est critique face aux idéologies et biais politiques/médiatiques que ces guerres suscitent à l’Ouest en en Russie (Voir Holliday, 2010). Sa position est claire : il affirme souhaiter que le MOOC aide les participants à construire des points de vue plus nuancés les uns des autres et qu’ils aillent au-delà des doxas médiatiques. Il conclut : « Let us connect honestly with one another. »
Outre les fils de discussion sur les aspects pratiques du MOOC, les thématiques suivantes sont introduites par les participants.
On se rend compte que les participants posent des questions liées aux connaissances générales soit introduites par l’enseignante soit venant d’eux-mêmes. Ces questions sont souvent généralisantes, de type ‘grammaires des cultures’ (Abdallah-Pretceille, 1986), qui mènent à des comparaisons ethnocentriques (la question de la politesse), stéréotypées (les Russes en général) et biaisées (la potentielle violence des hommes russes) (Dervin, 2016). On a pu aussi identifier un certain nombre de questions et remarques concernant des auteurs ou scientifiques russes. La section interculturel renouvelé du tableau contient des points communs avec l’approche interculturelle soutenue par les auteurs de cet article. La thématique des similarités entre ‘cultures’, les diverses diversités au sein d’un pays, et la remise en question ‘réaliste’ des stéréotypes sont présentes dans les fils proposés par les participants.
Tableau 1 : Thématiques des fils de discussion
Thème principal |
Sous-thèmes |
1. Connaissances culturelles |
|
Les Russes |
Les Russes en général |
Le mariage |
Comparé aux pratiques occidentales |
Politesse |
Bises ou pas ? |
Amitié |
|
Culture organisationelle |
Entreprises |
2. Culture ‘cultivée’ |
|
Les mathématiques |
« à la Russe » |
Culture ‘cultivée’ |
Icônes russes |
3. Interculturel ‘renouvelé’ |
|
Similarités culturelles |
Espagne-Russie |
Stéréotypes |
Au sein de la Russie |
Diversité |
En Russie |
Avenir de la culture russe |
Envahie par l’Occident ? |
Il est parfois difficile de dire si les entrées du forum sont liées directement au contenu des cours. Il est clair néanmoins que les discussions de type ‘interculturel renouvelé’ émergent suite aux commentaires de l’enseignant durant le cours.
Comme on pourrait s’y attendre pour une thématique aussi instable que l’interculturel, des voix dissonantes sont omniprésentes dans les forums. Pourtant, alors que nous nous attendions à une majorité de questions et commentaires culturalistes ‘classiques’, nous verrons que les participants sont souvent tiraillés entre diverses formes d’interculturel.
Il n’est pas étonnant que les commentaires différentialistes soient toujours présents sur des forums qui traitent de l’interculturel. Ceux-ci tombent souvent dans le stéréotype mais ils sont rarement remis en question. Un des participants utilise une citation de Winston Churchill sur la Russie qui résume assez bien l’atmosphère de ces commentaires : « Russia is a riddle wrapped in a mystery inside an enigma ». Le différentialisme et culturalisme identifiés dans certains fils de discussion montrent que les énonciateurs perçoivent la Russie et les Russes comme des autres par excellence. Ainsi, commentant un des cours, ce participant ‘s’amuse’ des comparaisons entre cultures :
Les exemples cités ici sont typiques des approches dites fonctionnalistes, qui se fondent souvent sur des anecdotes de ‘chocs culturels’, souvent a-contextualisées et peu problématisées (Dahlen, 1997). L’influence de ce type d’approche est aussi évidente dans le choix de ‘preuves’ scientifiques présentées par les participants pour justifier leurs arguments. Par exemple, dans une démarche typiquement comparative entre cultures, l’extrait suivant fait référence directement à G. Hofstede, l’interculturaliste le plus critiqué (Holliday, 2010) :
Dans la discussion sur les questions de genre en Russie, un participant britannique utilise des statistiques pour justifier les différences entre son pays et la Russie. Il justifie le recours aux statistiques afin d’éviter d’être trop subjectif. Un autre étudiant le reprend, mécontent de l’utilisation de deux mots dans son explication :
On notera l’argument différentialiste-raciste (qu’il admet d’un certain côté comme tel) envers les Afro-Américains auquel l’étudiant a recours pour justifier sa plainte. Aucun participant ne le reprend ou tente de questionner son argument.
Alors que la section précédente démontre un certain conservatisme interculturel, les deux sections qui suivent présentent des discours allant au-delà de cette démarche (voir 1.1.).
On voit dans ce qui suit l’instabilité de l’interculturel tel qu’il est construit et négocié par les participants. Comme nous l’avons souligné auparavant, ils sont nombreux à souhaiter réviser leurs représentations sur la Russie et les Russes. Dans ce premier extrait, le participant semble naviguer entre un discours générique sur les Russes qu’il souhaite interroger et un discours de diversité en Russie :
On notera l’utilisation au singulier du mot ‘view’ dans les discours de souhait (versus le mot au pluriel au début de l’extrait). Un discours similaire est identifiable dans l’extrait 16 où l’énonciateur propose un discours de similarité entre les Russes et les Américains, qui, même s’il représente une certaine ouverture et un mouvement vers le renouvellement de l’interculturel, retombe dans l’essentialisme (Américains et Russes ; Anglais, Français et Russes) :
L’extrait suivant tente également de s’éloigner d’une démarche culturaliste, en ouvrant la voie au concept de sous-culture afin de qualifier les différences entre les femmes russes :
La référence directe au cours semble montrer l’influence de celui-ci dans la re-catégorisation de la population russe – et l’imposition d’une nouvelle idéologie interculturelle entre la tradition et le moderne. La dernière phrase de l’extrait semble toutefois annuler cette dichotomie en offrant la possibilité aux ‘êtres culturels’ de refuser ‘leur’ culture (voir Abdallah-Pretceille, 1986 ; de Singly, 2003). Le concept de sous-culture, que l’on retrouve souvent dans la littérature sur l’interculturel (par ex. Jandt, 2015), pose de nombreux problèmes épistémologiques : quelle est la frontière entre ‘la’ culture et les sous-cultures, entre les sous-cultures elles-mêmes ? Qui détermine les membres de ces sous-cultures ? Qui a le droit de les représenter ? La création de nouvelles catégories, même si elle est louable en ce qu’elle s’éloigne un peu de l’essentialisme, est un phénomène qui a souvent été identifié dans les critiques mêmes de l’interculturel (Dervin, 2011).
Une des caractéristiques de l’interculturel renouvelé consiste à interroger les idéologies contenues dans les discours sur le soi et l’autre (voir 1.1.). A de nombreuses reprises, des participants empruntent ce chemin critique et réflexif dans leurs interactions avec les autres « forumeurs ». Ainsi, on a pu identifier à plusieurs repris des sortes d’adages par certains participants, qui correspondent assez bien à l’idée d’interculturel ‘renouvelé’ :
Certains participants jouent donc le jeu des similarités-différences sans se contredire, tout en proposant des intersections entre genre, pouvoir et classe – au-delà de l’exclusivisme culturel :
Le participant suivant semble lui tout à fait conscient des proximités au-delà des frontières interculturelles imaginées :
Le contexte des technologies numériques mentionné dans l’extrait, et le partage d’un loisir, illustre bien les ententes qui peuvent dépasser les frontières que l’on imagine souvent comme essentiellement différentialistes (voir par ex. la revue internationale Celebrity Studies publiée par Routledge).
Les commentaires des participants ne se contentent pas simplement de prouver, à partir d’exemples, les similarités entre les ‘cultures’ mais ils interrogent également certains éléments épistémologiques et méthodologiques :
Ces trois extraits interrogent ainsi l’utilisation de mots et expressions qui semblent problématiques : ‘la vraie culture russe’, ‘l’Occident’ et la subjectivité de l’énonciateur. Ce type de remarques démontre un certain niveau de criticalité et réflexivité digne de l’interculturel ‘renouvelé’ (Piller, 2010). Il est impossible de dire ici l’influence réelle du cours sur ces discours. Mais en examinant les tours de parole qui suivent ces assertions, on se rend compte qu’elles peuvent avoir un impact positif sur le questionnement interculturel des participants.
Cet article a cherché à comprendre la participation à un MOOC en tant que formation interculturelle renouvelée, d’autant que cette modalité d’enseignement est fréquemment montrée comme porteuse d’innovations pédagogiques dans la sphère éducative. Ainsi, il rend compte d’une étude sur les échanges en ligne dans le cadre d’une éducation interculturelle à distance. Pour cela, nous avons, tout d’abord, esquissé les contours de cette démarche d’éducation en soulevant les paradoxes et les difficultés que pose la notion d’interculturel aux acteurs de l’enseignement et de la recherche (Dervin, 2016). La télécollaboration en tant que modalité favorisant les rencontres interculturelles a été interrogée. Puis, nous avons envisagé la diversité en tant que concept opérationnel lorsqu’il s’agit de cerner le caractère multidimensionnel, intersubjectif et hétérogène de la culture et de l’identité dans les échanges en ligne. En cela, nous nous sommes appuyés sur l’hypothèse de tensions indissociables du changement de modèle que propose l’interculturel renouvelé portées par des acteurs tiraillés entre des représentations sociales d’une culture nationale et la confrontation à la réalité plurielle, diverse, et intersubjective du sujet.
L’analyse des discours sur les forums du MOOC montre l’existence d’une multiplicité de points de vue sur l’interculturel qui va bien au-delà du simple figement discursif. Bien sûr, il demeure un grand nombre de discours essentialistes et contradictoires sur la notion. C’est là une étape nécessaire avant de pouvoir approcher le phénomène de façon critique et réflexif. N’ayant que peu d’informations sur les participants, il nous est impossible d’émettre des hypothèses sur ce qui pourrait pousser un apprenant à aller au-delà (même de façon instable) d’un interculturel canonique. Il nous est également difficile de déterminer l’influence des contenus des cours du MOOC sur ces discours, même si nous avons pu identifier ici et là des références aux cours.
Pour revenir à la comparaison entre le MOOC en question et Cultura, il semble clair que les discours sur l’interculturel divergent entre ces deux modèles. Le MOOC semble ressembler davantage à un espace de parole libre, très peu contrôlé par les organisateurs – ce qui pourrait laisser place à davantage de voix contradictoires. En outre, les profils des participants sont très divers en termes de professions, genres, expériences de vie, etc., ce qui semble profiter à la représentation de la diversité dans les discussions et dans les négociations discursives. Cultura, en tant que modèle pédagogique institutionnalisé, contraint, dans une certaine mesure, les étudiants à tomber dans du nationalisme méthodologique en comparant les cultures françaises et américaines. Ceci pose un certain nombre de limites sur la participation et l’engagement des apprenants dans l’exploration des diversités (Trémion, 2011). La démarche interculturelle proposée par les auteurs du MOOC semble davantage critique, même si elle est souvent contradictoire, combinant culturalisme et approche interculturelle renouvelée. Nous retrouvons ici le potentiel identifié par Train au sujet de la télécollaboration comme lieu de discours critique interculturel : « This awareness of variety, diversity, and normativity must be « critical » in that speakers come to truly value the variability of language and culture practises though exploring, questioning, and reflecting on its complexity with respect to standard practises, […] » (Train, 2006, p. 276).
Dans la suite de nos recherches, nous proposons de comparer le contenu des cours proposés dans le MOOC aux discours identifiés dans cet article. En quoi dialoguent-ils et s’influencent-ils les uns des autres ? Qu’apprend l’enseignant par la confrontation potentielle de ses idéologies et de celles des participants ?
C’est par ailleurs ce qu’évoquent O’Dowd et Lewis lorsqu’ils indiquent que l’échange en ligne interculturel “ has been tremendously powerful in transforming participating language learners’ experiences from a predominate focus on ‘language’ and towards processes that makers salient the need to develop the linguistic, intercultural, and interactional capacity for creating and maintaining social relationships of significance.” (O’Dowd & Lewis, 2016, p. 9).
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Auteurs :
Virginie Trémion, Institut Catholique de Paris, France. Courriel : v.tremion@icp.fr
Fred Dervin, Université d’Helsinki, Finlande. Courriel : fred.dervin@helsinki.fi
Les extraits en anglais sont reproduits tels quels, sans aucune correction.